9 juillet 2013

Lettre ouverte d’un Français de l’étranger à Madame Fioraso, Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche


Madame la Ministre,

Je me permets de vous adresser cette lettre suite aux propos que vous avez tenus sur le plateau du « Talk Le Figaro » le mercredi 20 juin 2013, au sujet des jeunes diplômés vivant hors de France. Etant moi-même l’un d’entre eux, aujourd’hui en poste « permanent » dans un cabinet de Conseil à Londres, je me sens investi du devoir de vous éclairer sur la réalité des jeunes diplômés qui décident de vivre à l’étranger.


Au cours des brèves minutes où vous vous êtes exprimée à ce sujet, suite à la publication de la 21e enquête d’insertion de la Conférence des Grandes Écoles (CGE), vous avez déploré cet état de fait selon lequel de plus en plus de jeunes diplômés vont tenter leur chance à l’étranger. Si je résume en substance vos propos, commencer sa carrière à l’étranger quand on débute, c’est bien dès lors que rien ne nous retient, mais à partir d’un certain moment, il serait bien de revenir en France ; d’ailleurs vous avez rencontré des Français à Washington qui souhaitaient rentrer en France. Vous encouragez en outre les jeunes à ne pas seulement prendre en compte le montant du salaire dans leurs choix.

Malgré tout le respect que j’ai pour vous, votre parcours (vous êtes une des seules ministres à être passée par le secteur privé, chose assez rare pour être remarquée), je ne peux que vous encourager à ouvrir les yeux et regarder certaines réalités en face : les jeunes partent à l’étranger pour de multiples raisons, aussi nombreuses que leurs aspirations dans la vie et, au nom de la Liberté fondatrice de notre République, ces aspirations méritent d’être respectées. La vraie question pour la Ministre que vous êtes est simplement de comprendre pourquoi ces jeunes n’ont pas choisi de réaliser leurs projets en France, mais ailleurs, à l’heure où la mondialisation offre sans cesse de nouvelles opportunités à saisir et où l’autre bout du monde n’est qu’à 1,000 euros et quelques heures d’avions. Que peut-on, au fond, reprocher à ces jeunes, à qui le politiquement correct a bourré le crâne de multiculturalisme et d’ouverture d’un côté, et le libéralisme de vertu de la mobilité et de langue anglaise de l’autre ? Que n’adhèrent-ils à cette conviction nombriliste que le fait d’avoir les meilleurs fromages et une culture soi-disant supérieure devrait suffire à les persuader que vivre hors de France serait une forme d’ingratitude, voire de renoncement à participer au projet national ?

Personnellement, je ne vois pas en quoi ma qualité de résident français à l’étranger relèverait d’une quelconque ingratitude, bien au contraire. Je le comprends d’autant moins que j’ai moi-même bénéficié du dispositif unique au monde et propre à la France du Volontariat International en Entreprise (VIE), qui consiste justement à envoyer les jeunes à l’étranger pour enrichir leur expérience et leur faire faire un pas de plus vers le CDI. J’ai toujours été un fervent patriote, et je le suis plus que jamais depuis que je suis à l’étranger, qui plus est dans une entreprise non-française. Au quotidien, j’ai le souci permanent de donner une bonne image de mon pays, que ce soit par mon comportement ou en profitant de toutes les occasions possibles pour valoriser les richesses culturelles diverses et variées de la France. Tous les Français de l’étranger ne se comportent peut-être pas ainsi, mais il y a là une réalité que personne ne peut nier : les Français de l’étranger sont les premiers ambassadeurs de la France dans le monde. Qu’il s’agisse des sportifs, des artistes, des chefs cuisiniers, des chercheurs, des entrepreneurs, ou des simples quidams soucieux de véhiculer une bonne image au quotidien, leur valeur ajoutée au rayonnement de la France est largement supérieure à celle des ambassadeurs parachutés se faisant appeler « Son Excellence » dans les couloirs de leurs ambassades et consulats. Nous sommes, à travers le monde, le premier et principal contact direct avec la France de plusieurs millions d’étrangers, leur permettant ainsi, si ce n’est de former une opinion positive sur la France, au moins de constater que les Français sont partout où le monde avance. Car aujourd’hui, comment la France rayonne (si elle rayonne encore un peu…) -t-elle si ce n’est pas par ses expatriés ? Sa gastronomie ? Ses marques de luxe ? Sa culture qui peine à s’exporter ? Son armée de terre réduite à mois de 100,000 hommes ? La Tour Eiffel et Notre-Dame ? La langue française en perte de vitesse ?

De même, au lieu de jeter l’opprobre sur les Français de l’étranger en sous-entendant, subtilement certes, qu’ils seraient ingrats de ne pas revenir en France, votre gouvernement devrait plutôt réfléchir à un moyen de capitaliser sur cette forte présence de Français dans tous les hauts lieux internationaux, politiques ou économiques. Imaginez quelques instants la richesse que cette présence représente en termes de connaissance des autres pays, de leur culture, de leurs mœurs, de leurs systèmes de pensée et j’en passe. Imaginez aussi le réseau que cela permet à la France de tisser à l’étranger, et que vous et vos collègues devraient chercher à exploiter au lieu de poursuivre une course aux boucs-émissaires. Regardez ce que font les Chinois : tous leurs jeunes talents vont étudier dans les meilleures universités du monde. Croyez-vous une seconde que les dirigeants du régime chinois viennent se plaindre que les jeunes Chinois préfèrent étudier à Harvard qu’en Chine ? AU CONTRAIRE, ce sont même eux qui les envoient à Harvard, même qui leur paient Harvard ! Ils ont très bien compris que c’est là-bas qu’ils rencontreront tous les futurs leaders politiques et économiques du monde de demain, et qu’il s’agit là d’une occasion rêvée de nouer des contacts durables avec eux. En comparaison, la France (et l’Europe en général) est perçue comme vieillissante, d’un monde passé, qu’elle regrette avec amertume. Et vous devez comprendre, madame la Ministre, que pointer du doigt les Français de l’étranger est la première étape consistant à démolir le lien le plus solide de notre pays avec ce monde qui avance à l’heure où le modèle économique et social français a du plomb dans l’aile.

Les statistiques sur le départ des jeunes diplômés légitiment certainement une forme d’inquiétude, car elles en disent long sur la faible attractivité de la France pour les jeunes. Mais quel est donc ce rêve français que vous avez envie de leur vendre pour les faire rester ? Quel est ce rêve français qui devrait convaincre, même inconsciemment, les jeunes de rester ici, au-delà du fait que les opportunités sont meilleures à l’étranger, la réussite n’est pas pointée du doigt, et qu’on a moins le sentiment d’y vivre en insécurité ? Si ce rêve français existait, les jeunes ne se poseraient pas la question et construiraient leur avenir en France, puisque que c’est là qu’ils l’auraient imaginé.

Peut-on vraiment reprocher aux diplômés de grandes écoles de vouloir gagner de plus gros salaires, particulièrement après des années de classes prépa exténuantes, et au total au moins cinq années d’étude à vivre au crochet de leurs parents, de la société, ou grâce à des prêts ou petits boulots divers ? Peut-on leur reprocher de valoriser des opportunités concrètes alors qu’en France on les force à faire 18 mois de stage, au contenu souvent peu formateur, sous-payés, et dans lesquels il est parfaitement légal de ne donner aucun congé au stagiaire pendant toute la durée du stage ? Peut-on leur reprocher de préférer des employeurs à l’étranger qui recrutent des diplômés aux profils divers et qui considèrent la formation comme partie intégrante de leur mission, au lieu des employeurs français qui veulent que leurs candidats soient jeunes pour les payer moins chers, mais bourrés d’expériences pour qu’ils soient « opérationnels tout de suite », et ce pour les prendre en stage de fin d’étude, puis en CDD, puis en période d’essai… Peut-on leur reprocher de ne pas créer leurs start-ups en France alors que l’on connaît la lourdeur sans égal de l’administration française et la quasi-impossibilité pour un jeune sans expérience d’obtenir des financements bancaires ? Peut-on leur reprocher de préférer une autre culture du travail que la culture française, très hiérarchique et peu axée sur la responsabilité ? Peut-on tout simplement leur reprocher d’avoir trouvé, hors de France, l’endroit où ils ont envie de vivre, avec ou sans intention de revenir ?

Madame la Ministre, je conclurai cette lettre en vous encourageant à la prudence, celle qui consiste à ne pas se tromper d’adversaire. Les Français de l’étranger ne sont pas tous des exilés fiscaux, et ne sont pas les responsables de l’état précaire dans lequel se trouve la France actuellement. N’écoutez pas ces démons qui vous poussent à aller chercher de nouvelles personnes à pointer du doigt en espérant que l’orage passe de lui-même. Car il ne passera pas si vous ne décidez pas de mettre en oeuvre un projet national reposant sur les vraies forces vives de la France, et dont les Français de l’étranger font partie. N’oubliez pas, nous sommes aussi la France, et nous n’avons aucune leçon de patriotisme ou de sens du devoir à recevoir de qui que ce soit. Au lieu de passer des appels aux Français de l’étranger pour qu’ils reviennent, attelez-vous plutôt à faire en sorte qu’ils en aient envie.

Bien respectueusement,

Cambronne



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