Trois jours, trois angles de vue sur cette question
des hauts revenus qui déchaîne les passions : le mérite, la morale, le système. Un vrai
casse-tête pour la République qui promeut la réussite sociale par le mérite
tout en luttant contre les inégalités. Sportifs, managers d’entreprises, rentiers,
ils représentent une part infime de la population mais leurs revenus suscitent de
nombreuses critiques et réactions. Le temps médiatique offre des cris du cœur,
des réactions indignées, sans profondeur. Je vous propose une analyse froide et
plus complète sur une vraie question de société.
En période de campagne présidentielle, il se passe rarement une journée
sans qu’un candidat n’y aille de son grain de sel sur les rémunérations des
traders et des grands patrons. Chacun rivalise même de propositions plus ou
moins populistes pour mettre fin au phénomène de « ceux qui gagnent
trop ». Je veux parler ici des revenus que d’aucuns qualifient
d’ « exorbitants », et dont la disproportion avec le niveau
standard des salaires de la société peine à être justifiée. Parmi ces
justifications, la notion de mérite est souvent avancée. Prenons comme unité le
million. Peut-on mériter un revenu de plus d’un million par an ?
Le mérite a une dimension morale incontestable. On mérite une récompense (ou
une punition) à partir du moment où on a volontairement effectué une action qui
vaut moralement cette récompense (ou cette punition), à l’aune des valeurs et
des principes moraux en vigueur dans notre société. Les sources du mérite sont
diverses : le travail fourni, les résultats obtenus, les responsabilités
portées, les risques pris etc. Si ces principes tendent à être plus ou moins
généralement acceptés, le mérite est une notion complexe qui laisse une grande
place à la subjectivité et au conflit : qui mérite le plus ? Celui
qui travaille plus ou celui qui obtient les meilleurs résultats ?
La difficulté ici est qu’il y a plusieurs catégories de hauts
revenus :
- Les
managers (grands patrons etc .) bénéficient de hauts salaires et avantages
financiers divers (bonus, stock options etc.), censés traduire leur mérite lié d’abord
à leurs responsabilités, ensuite à leurs performances.
-
- Les
traders / banquiers bénéficient essentiellement de « bonus », part
variable de leur rémunération, et théoriquement liée à leur performance
-
- Certains
sportifs profitent eux aussi de grands salaires, primes diverses, et contrats
d’image / sponsoring. Leur carrière est éphémère et peut être soumise à de
nombreux aléas (blessures etc.), et leur rémunération est supposée liée à leurs
performances, dont les deux composantes sont le talent et le travail.
- Les rentiers (souvent des héritiers) disposent d’un patrimoine conséquent dont ils
bénéficient de l’usufruit. Leur revenu est donc proportionnel au montant de
leur patrimoine
- Les
entrepreneurs ont créé leur entreprise et en tirent personnellement les
bénéfices.
Une autre dimension de la question est la nature de la récompense :
que mérite-t-on ? A l’école, le mérite se traduit par des notes et des
appréciations ; Dans l’armée, les décorations et l’avancement récompensent
le mérite ; dans le système libéral qui est le nôtre, l’outil premier de
récompense du mérite est la rémunération. On peut y voir d’autres types de
récompenses, telles l’estime et la gratitude, ou encore les titres honorifiques
etc. Néanmoins, il est logique que la rémunération soit la forme de récompense
au mérite la plus largement prisée dans la mesure où elle revêt une dimension
plus concrète que les autres (« tu as toute ma gratitude »…) et
affecte directement et immédiatement le niveau de vie tout en donnant un
sentiment de réussite sociale. C’est aussi et surtout le seul outil qui permette
la comparaison.
En effet, la notion de mérite est pervertie, ou du moins brouillée par
celle de marché. Si la hiérarchisation des rémunérations se justifie par le
mérite, celui-ci n’explique au fond que des différences relatives. La valeur
absolue des rémunérations reflète un prix de marché entre l’offre et la
demande. Autrement dit, si le chef d’entreprise mérite de gagner plus que ses
employés du fait de ses responsabilités, c’est le marché qui détermine s’il va
gagner 2, 3 ou 4 millions par an. La notion de mérite est détournée car s’il
est difficile de juger si un chef d’entreprise « mérite » 4 millions
par an, il est facile de juger qu’il ne les mérite pas moins que son homologue
qui les gagne. C’est ainsi que bon nombre d’entre eux justifient leurs
salaires : « je ne gagne pas plus que les autres ».
C’est cette notion de marché qui fait que la rémunération est déconnectée
de la « noblesse » du métier. L’opinion commune aime à croire que
ceux qui méritent de gagner le plus sont les médecins et les enseignants. La
réalité est tout autre car leurs prestations sont déconnectées de la logique de
marché. Je vous laisse imaginer ce qu’il en serait si ces domaines et leurs
salaires étaient soumis à la libre concurrence. On peut légitimement penser que
les meilleurs médecins et les meilleurs enseignants bénéficieraient de revenus
qui n’auraient rien à envier à ceux des meilleurs traders. De même, s’il paraît
plus légitime de gagner de l’argent de l’entreprise qu’on a créée que de la
spéculation financière, le premier cas est lié à une décision difficile à
prendre (créer son entreprise), comprenant de nombreux risques, tandis que le
second répond à une logique de marché.
Cette dynamique de marché est très visible dans le secteur bancaire,
secteur très compétitif, où tout le monde s’arrache les meilleurs traders. Le simple fait que les bonus
persistent à un niveau significatif alors que les performances de l’institution
et de la personne sont médiocres montre bien que des considérations étrangères au
mérite sont prises en compte. La première de ces considérations est bien sûr la
compétitivité du salaire afin de dissuader son trader d’aller voir ailleurs.
Il en est de même du sportif, bien que celui-ci aime rappeler qu’il ne doit
son niveau qu’à ses performances, contrairement aux domaines plus
« intellectuels » qui laissent plus de place aux jugements
discrétionnaires sur la valeur des personnes. C’est peut-être pourquoi, entre
autres, l’opinion a tendance a être moins indignée par leurs salaires que ceux
des grands patrons. Le salaire d’un sportif récompense une forme de rareté
objective plus ou moins liée à la performance sportive (ou plastique), mais le
niveau de salaire est lui déterminé par les réalités économiques, du football
par exemple. Pourquoi le « Leo Messi » du volley ball ne gagnera pas
autant que celui du foot, alors qu’ils ont la même valeur
« intrinsèque » ? Parce que beaucoup plus de monde regarde le football
que le volley ball. Autrement dit, il y a une déconnexion entre la valeur de
marché et la valeur intrinsèque du joueur, qui est difficile – voire impossible
– à mesurer.
Qu’en est-il des rentiers et entrepreneurs ? Leur mérite est
différent, car il provient de leur appétit au risque. Un entrepreneur prend
beaucoup de risques à créer son entreprise, il sera seul bénéficiaire si son
business réussit. Il ne doit en théorie son mérite qu’à lui-même. Mais s’il
grandit et a lui aussi des employés, il sera confronté aux problématiques de
partage équitable de la valeur. Ou alors peut-être que l’entrepreneur a pu
créer son entreprise grâce à un patrimoine initial conséquent, ce qui en
réduirait son mérite.
Le rentier est lui aussi rémunéré à la hauteur du niveau de risque de ses
investissements, la seule différence étant qu’il n’a peut-être pas
« mérité » de posséder son patrimoine initial, ce qui relance
notamment le débat sur les successions.
Le mérite est donc une notion nécessaire mais
clairement insuffisante pour justifier des niveaux de revenus. Si
l’entrepreneur est peut-être celui qui mérite le plus de bénéficier
intégralement de la valeur résiduelle de son activité dans la mesure où son
revenu ne résulte pas d’un prix de marché, le mérite justifie sans aucun doute dans
tous les cas des écarts de rémunération relatifs. Mais il ne nous dit rien sur le
niveau absolu de ces rémunérations, qui n’est en réalité que le résultat d’un
rapport de force entre l’offre et la demande. Pour aller plus loin, nous devons donc quitter
le champ du mérite et rejoindre celui, plus large, de la morale.
2 commentaires:
intéressant. En fait, pour moi, au delà du mérite se pose la question de la gestio ''macro'' de ces différences de rémunération. D'un point de vue individuel, il y aura tjs débat que les questions de morale auront je pense du mal à trancher. Par contre, d'un point de vue macro, il est clair que des écarts de rémunération trop importants créent une tension sociale que l'Etat doit arbitrer. Et c'est là qu'on touche au solublème!
Vaste sujet en tt cas, j'attends la suite
Castor
Merci Castor :)
En fait la question macro est un peu le présupposé de ma série, les conditions dans lesquelles se pose la question abordée.
Dans quelle mesure le régulateur peut-il / doit-il céder à la protestation sociale sur la question des hauts revenus? et surtout quelle est la légitimité à agir ou non agir?
C'est vrai que c'est une question super compliquée (c'était pas facile à écrire sur le sujet de manière aussi exhaustive d'ailleurs), et c'est une vraie bombe pour l'Etat qui est piégé entre protestations d'un côté et nécessité d'être compétitif de l'autre. Pas évident de légiférer dans ces conditions...
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