31 août 2012

Cadeau électoral, mesure contre-productive, et cri de désespoir


S’il y a bien une mesure susceptible de faire régurgiter de tous ses cours de science politique un ancien étudiant de SciencesPo., qui, bon élève, avait appris, retenu, et assimilé l’idée selon laquelle le rôle du politique était globalement de penser à l’intérêt général et à long terme, c’est bien le plafonnement du prix de l’essence. 

Existe-t-il seulement une mesure plus démagogique, court-termiste, et à l’encontre du bon sens que celle qui consiste à limiter à la hausse le prix des carburant ? Et encore plus stupide de ne le faire que pendant trois mois ? Donner un caractère permanent à l’initiative aurait au moins eu l’avantage d’ajouter de la cohérence à la stupidité, tandis qu’en l’état cette dernière se trouve esseulée et même mise à nue et sous les projecteurs grâce à l’action du gouvernement, et avec la bénédiction de plus de 80% des Français paraît-il, même des lecteurs du Figaro.

C’est un exemple d’irrationalité collective parfait. Tout le monde s’accorde sur le fait que : l’impact sur les finances personnelles du consommateur est faible (environ 2€ par plein de 40L je crois), d’autant plus après l’été ; l’impact sur les finances de l’Etat est significatif (plusieurs centaines de millions d’Euros de dette supplémentaire) ; ça encourage les gens à prendre leur bagnole polluante au lieu de les encourager à prendre des initiatives plus écologiques (covoiturage, transports en commun etc.) ; tout le monde revient à la case départ dans trois mois, voire même avant si le cours du brut augmente d’ici là. La boucle est bouclée.

Résultat pour les gens : 2€ d’économie dans le mois, de quoi acheter une baguette et demi.

Résultat pour la société : Une dette qui s’alourdit pour RIEN, car aucun investissement n’a été réalisé, ainsi qu’une contribution supplémentaire à l’idée société-cide que l’Etat peut tout alors qu’il ne fait qu’en entretenir l’illusion. Qui est dupe ? Combien de temps ce jeu favori de nos gouvernants consistant à faire une chose et son contraire pour se faire élire va-t-il continuer ? Combien de temps va-t-on continuer de promouvoir les comportements écologiques tout en subventionnant le prix de l’essence ? De lutter contre les fermetures d’usines automobiles et d’encourager les gens à ne pas prendre leur voiture ? De s’opposer à la fermeture des raffineries de pétrole et d’encourager la diminution de consommation de carburant ?

C’est le vice qui caractérise la politique actuelle davantage tournée vers le marketing que vers les idées. Vouloir tout et son contraire, être une girouette qui tourne en fonction du vent très changeant de l’opinion publique et qui cède à ses moindres soubresauts, au lieu de lui apporter ce qui lui manque : une vision stable et durable, un vrai projet de société, guidé par le souci de l’intérêt général à long terme. Mais est-ce seulement possible alors que les élections se multiplient et envahissent même désormais le fonctionnement des partis ? Peut-on porter une vision à long terme de la France alors qu’on est élu pour 5 ans (et donc davantage concernés par sa réélection pendant au moins la moitié du mandat).

Napoléon disait que les hommes de génie sont comme des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. Aucun homme politique n’est à ce jour prêt à « brûler » pour rendre à la France sa grandeur et lui faire subir les traitements douloureux dont elle a besoin et lui faire voir en face la crue réalité du monde qui se présente à nous.

Finalement, le blocage du prix de l’essence revêt une symbolique très forte sur la capacité des politiques à relancer les forces vives de la France, et une telle mesure est peut-être moins une œuvre émanant de la stupidité qu’un cri de désespoir d’une classe politique en mal de solutions et qui appelle, sans en être consciente, à être évincée.

11 juillet 2012

Les dérives sociales du capitalisme financier



A l’heure où le débat sur la compétitivité des entreprises fait rage, cela m’intéressait de regarder à nouveau cette série documentaire composée de trois reportages appelée La mise à mort du travail – Comment les logiques de rentabilité pulvérisent les liens sociaux et humains, réalisée par Jean-Pierre Viallet, et diffusée pour la première fois en 2009. Comme son titre l’indique, la série a pour but de démontrer comment le capitalisme financier instrumentalise le travail pour générer toujours plus de bénéfices. Les employés, sous pression permanente de la productivité, sont in fine sacrifiés sur l’autel de la richesse indécente de quelques uns.

Le premier reportage, La Destruction, montre comment les méthodes managériales peu scrupuleuses sont de plus en plus utilisées afin d’ « écraser » les employés, les pousser à bout, souvent dans le but de les faire démissionner ou de déclencher la faute susceptible de provoquer leur licenciement. Les cas particuliers pris en exemple concernent des employées d’un magasin Intermarché curieusement licenciées après l’arrivée d’un nouveau management, ou des cadres d’une entreprise de services informatiques victimes de harcèlement moral à partir du jour où ils ont voulu créer une antenne syndicale dans leur entreprise.

Le deuxième reportage, L’Aliénation, décortique le processus par lequel les managers manipulent leurs employés en leur faisant croire qu’ils servent au mieux les clients alors que l’objectif n’est que de maximiser le rendement pour l’actionnaire. Le documentaire se passe chez Carglass, où l’on vante le credo du client roi afin d’obtenir le maximum d’efforts, d’énergie, et de productivité des employés.

Le dernier reportage, La Dépossession, montre – au travers du groupe Fenwick – comment les travailleurs deviennent les artisans de leur propre destruction, en confiant eux-mêmes à leurs managers et aux divers consultants les outils qui permettront « l’optimisation des process » ou de « la force de vente », et ainsi l’augmentation des cadences de production, voire le licenciement pur et simple des personnels défaillants ou désormais inutiles. Le documentaire nous emmène aussi auprès de l’actionnaire ultime de cette entreprise – acquise sous forme de Leverage Buy-out (LBO) – Henry Kravis, un des fondateurs du fonds d’investissement KKR, qui, grâce à son empire, peut jouir d’une rémunération de plus de 50 000 $ de l’heure.

Cette série documentaire a un parti pris affiché. Le message y est clairement communiqué dès le titre, ce qui préserve le spectateur de toute manipulation, et lui permet même de le regarder avec un regard critique dans la mesure où aucune fausse impartialité n’est revendiquée. La vraie valeur du reportage tient à sa dimension de témoignage. Les cas particuliers sont bien abordés dans le reportage et sont malheureusement éloquents sur la réalité des techniques managériales qui se sont développées parallèlement au capitalisme financier. L’accumulation de ces témoignages ne laisse aucun doute sur la véracité des exemples, et la bonne foi des employés observés et interrogés est généralement criante.

Si l’on peut regretter parfois quelques saillies incantatoires dont les reportages n’ont pas besoin pour communiquer leur message avec force et conviction, ceux-ci ont le mérite de poser des questions réelles, à savoir celles des conditions de travail dans certains secteurs d’activité ou dans les entreprises appartenant à des fonds de Private Equity. C'est un angle de vue, dans un certain type d'entreprises, qui ne reflète, heureusement pas, la globalité de la réalité du travail en France.

La déréglementation des marchés de capitaux, et l’augmentation des échanges commerciaux à partir des années 1980, ont changé la dynamique dans laquelle évoluaient les entreprises françaises, et ont engendré ce qui est appelé dans le reportage le « capitalisme financier », source de tous les maux, et notamment l’évolution de la structure actionnariale des entreprises, où les fonds d’investissements divers, principalement américains, sont de plus en plus présents. Fini le petit entrepreneur qui regarde d’un œil confiant et bienveillant son entreprise grandir, l’heure est dorénavant aux investisseurs contraints par leurs engagements de rendement auprès des retraités américains ou autres investisseurs finaux et qui prennent le contrôle d’entreprises étrangères pour atteindre ces objectifs. Au revoir le paternalisme, bonjour l’optimisation.

De ce strict point de vue, les réalisateurs du reportage n’ont pas totalement tort, d’autant plus qu’ils ciblent dans leurs documentaires plusieurs entreprises détenues par des fonds de Private Equity. Le Private Equity, notamment sous sa forme aboutie qu’est le LBO, n’est pas la forme la plus aboutie de la finance responsable et solidaire, surtout à court terme : acheter une entreprise dont on a décelé un potentiel certain par le biais d’une société holding prévue à cet effet et que l’on endette pour cela, optimiser cette entreprise, en utiliser le cash généré pour rembourser la dette, la revendre quand la valeur est haute, et garder tout l’argent de cette revente pour soi et ses investisseurs. Imparable sur le papier, ou dirais-je, sur un spreadsheet. Beaucoup plus complexe dans la réalité. What if l’entreprise n’est pas aussi performante que prévu ? On la revend en lui laissant une dette colossale sur le dos, dont elle devra en plus payer les intérêts. Bref on la tue.

Cependant, cela n’est qu’une facette du problème. La France était bien contente lorsque ces fonds sont venus investir dans le pays. De l’argent frais, chouette, ca va créer des emplois, surtout lorsque les perspectives économiques n’étaient pas trop mal. D’ailleurs, à terme, je ne connais pas de statistiques sur l’impact global du Private Equity sur l’emploi, mais il n’a peut-être pas été aussi destructeur que ça. LE grand exemple de LBO réussi en France est Yoplait, entreprise au ras de la faillite qui a été rachetée par un fonds. Certes, au début, cela a engendré des licenciements etc., mais l’entreprise a été transformée en bête de compétition profitable qui s’est ensuite remise à créer des emplois.

Mais si l’impact global sur l’emploi est mitigé, l’impact sur les conditions de travail est lui sans appel. Derrière le mot « optimisation » se cache une réalité généralement pénible pour les salariés qui, pour la plupart et de manière tout à fait légitime, cherchent à accomplir leur tâche professionnelle dans le simple but de gagner leur vie. Particulièrement dans nos société fortement tertiarisées, les gains de productivité sont limités et sont difficilement atteignables par de nouvelles innovations technologiques ou par des investissements supplémentaires en capital. Ces deux composantes ne peuvent empêcher une augmentation des cadences des salariés, et ses conséquences sur leur santé (et de fait sur la Sécu !).

Si cette conclusion entraîne les réalisateurs du reportage à actionner le klaxon du « c-était-mieux-avant », je ne peux m’empêcher de déceler une contradiction majeure dans leurs films, dans la mesure où ils présentent en parallèle l’évolution de l’organisation du travail depuis le taylorisme, auquel a ensuite succédé le fordisme. Ces deux formes de modèle organisationnel sont, sauf erreur de ma part, une avancée plus marquée du point de vue managérial que social. Même si l’avènement du fordisme était accompagné d’une forme de paternalisme et d’une idée progressiste de l’ouvrier consommateur (et donc payé le double du salaire moyen), les images de travail à la chaîne immortalisé par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes nous confortent dans notre première idée. En fait, le temps éminemment regretté est celui des Trente Glorieuses, le temps du capitalisme « managerial », où les actionnaires n’imposaient pas une logique de rentabilité permanente et où l’économie, partie de très bas, était tirée tout d’abord par la reconstruction post-Deuxième Guerre, puis par le développement de la consommation de masse. C’était aussi le temps – point éludé dans le reportage – où nos entreprises ne faisaient pas encore face à une très forte compétition, notamment provenant des pays dits « émergents ».

Je doute qu’à cette époque l’on mesurât la « chance » de vivre dans ce système capitaliste à papa agrémenté d’un Etat-providence en pleine expansion, dans la mesure où le vrai danger pour la société était moins de nature économique que directement lié aux blindés soviétiques massés aux portes de l’Europe occidentale. Mais s’il était déjà dans la nature du système de créer un sentiment de permanente insatisfaction et d’aller chercher toujours plus loin la croissance et les marges, c’est aujourd’hui que nous en mesurons les conséquences sociales. Sommes-nous ainsi prisonniers du dilemme qui consisterait à devoir choisir entre un système économique où les employés sont réduits à leur seule fonction de facteur de production, ou la Révolution ? Je ne pense pas, car nous ne devons pas oublier que la situation résulte de choix que nos gouvernants ont fait par le passé, et qui ont notamment consisté à ouvrir le capital de nos entreprises aux fonds étrangers au détriment de la mobilisation de l’épargne nationale dans le financement de ces mêmes entreprises. Et de ce point de vue, il n’est jamais trop tard pour redéfinir les règles du jeu.

4 juillet 2012

La culture du renoncement


On savait que dans la société idéale de certains, l’Assemblée Nationale « représentative » de la France comporterait 50% de femmes, x% de noirs et d’arabes, d’homosexuels, de Musulmans/Juifs/Chrétiens, de jeunes et de vieux, et une répartition représentative selon les catégories socio-professionnelles. Et nous venons d’apprendre que dans la société idéale des DRH, des jours fériés d’origine chrétienne seraient supprimés car « lorsque les fêtes religieuses des autres confessions arrivent, les salariés relevant de celles celles-ci ont tendance à demander des autorisations d'absence au nom de leurs propres convictions », et en gros ça nuit à la productivité. Ils ajoutent aussi que « le respect de la diversité, c'est certainement une des sources de paix de la société ».

J’aimerais répondre aux membres de l’association nationale des DRH qu’ils devraient plutôt s’occuper des vrais problèmes de leurs salariés, au premier rang desquels le mal-être au travail dû au stress au lieu de se préoccuper de la paix de la société. L’explosion des troubles musculo-squelettiques dus au stress, les malaises liés aux relations avec le manager direct, autant de défis majeurs qui attendent les DRH afin de concilier les exigences de performances attendues des salariés et leur bien-être, à l’heure où la compétition avec des pays à la main d’œuvre peu chère s’intensifie. Dans ce contexte, je doute que les problèmes liés aux jours fériés car ils sont d’origine chrétienne soient la question principale. Et quand bien même ils le seraient, si c’était en assouvissant les tentations communautaires qu’on assure la paix de la société, cela se saurait. Au contraire, le risque de telles mesures est de déclencher une escalade incontrôlable des revendications, source à l’évidence de tensions sociales au sein de la société. Cela fait aussi progresser le fait religieux au sein de l’entreprise, ce qui va à l’encontre de l’objectif affiché de flexibilité et compétitivité.

En réalité, je crains que cette proposition soit marquée du même sceau de la culture généralisée du renoncement que les appels aux quotas un peu partout dans les institutions administratives et privées. Renoncement à l’héritage judéo-chrétien de la France, renoncement au principe d’égalité des chances et des droits, renoncement aux valeurs de mérite et de liberté… Et de plus en plus de personnes, dépositaires parfois de pouvoirs décisionnels importants, tombent dans le piège du « vivre-ensemble facile » consistant à vouloir plaire à tout le monde en apparence, tout en faisant fi des forces sous-jacentes du pacte social.

Après tout, qui fête encore la Pentecôte et l’Assomption, si ce n’est une communauté catholique largement bigote et en perte de vitesse en France ? Là n’est pas la question. La religion chrétienne a accompagné plus de 1 500 ans d’histoire de France (depuis le baptême de Clovis aux alentours de 496), et en a forgé la plupart des traditions : les saints protecteurs, le repos dominical, et les fêtes qui rythment l’année et jalonnent la vie sociale. La religion chrétienne est aussi à l’origine des droits fondamentaux de la personne humaine et a joué un rôle majeur dans le progrès social grâce au catholicisme social. Elle portait d’ailleurs dans ses gènes le germe de la laïcité, plus précisément de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, en offrant la substitution du combat politique par le combat spirituel et plus intime de l’homme contre son propre égoïsme (Saint-Augustin). Dans ce contexte, il est dangereux de vouloir couper les racines de l’arbre dont nous mangeons actuellement les fruits. Il est illusoire de penser que nous pouvons jouir des avancées majeures de l’Histoire en effaçant les traces du passé. Bien au contraire, réaffirmer son Histoire, son identité et ses valeurs est le préalable à une société qui s’assume et qui ainsi est prête à accueillir celui qui est différent. C’est le doute de soi qui sème la méfiance de l’autre et fait percevoir l’étranger comme une menace.

Renoncer à notre Histoire au nom de la logique économique de quelques entreprises qui soi-disant veulent plus de flexibilité serait une grave erreur. Ce serait ouvrir la boîte de Pandore, et entrer dans un questionnement sans fin du degré d’équité entre les religions, ce qui serait destructeur dans un pays laïc.

29 juin 2012

Vers la fin de la démocratie ? (2/2)


C’est une question qui m’obsède. Vraiment. Sinon je ne serais pas là à deux heures du matin à coucher mes réflexions sur du « papier ». Y a-t-il un risque réel de bouleversement des sociétés démocratiques en Europe et dans le monde ? Risquons-nous de vivre une période de chaos dont la forme est encore inconnue dans l’histoire de l’humanité ?

Ce qui semble être du pessimisme n’est au fond qu’un souci profond d’objectivité. A l’heure où tous nos gouvernants ne jurent que par le mot croissance, je ne peux m’empêcher de me demander ce qui se passerait si cette croissance ne venait pas. Cette croissance qui donnerait une bouffée d’air à des Etats asphyxiés par leur dette, qui créerait des emplois, et qui perpétuerait encore quelques années nos systèmes de protection sociale, ne serait-elle pas définitivement partie ? What if diraient les anglo-saxons, et c’est d’autant plus légitime que pour l’instant la croissance se fait attendre. A l’issue de la crise des subprimes, tout le monde attendait la relance pour 2011-2012, or arrivés mi-2012, c’est encore la récession qui monopolise les prévisions économiques.

Il existe de nombreuses théories de l’effondrement économique, et il n’est un secret pour personne (et encore moins pour ceux qui ont lu la première partie de ce billet) que les crises économiques entraînent souvent une réaction en chaîne de crises diverses et variées, et notamment politiques à travers une contestation des pouvoirs voire des régimes en place. Or la succession de crises majeures que le monde traverse depuis 2008 semble dépasser le simple cadre des cycles économiques tels qu’ils sont généralement admis : croissance, crise, récession innovation, croissance etc. Comme si ces crises portaient en elle une forme de remise en question de la dynamique économique, qui aurait atteint sa limite : cela ne fonctionne plus, et la croissance ne reviendra pas, du moins pas de sitôt.

La crise alimentaire de 2007-2008 qui a conduit aux émeutes de la faim est un exemple emblématique de bulle sur les denrées alimentaires préfigurant ce qui deviendra à terme la norme pour l’ensemble des matières premières, car nous nous approchons progressivement des limites de notre monde fini. La croissance des pays émergents est le catalyseur de ce phénomène qui tire à la hausse les prix des matières premières, dont les quantités produites qui constituant l’offre ne sont pas aussi élastiques. L’ajustement par les quantités et non par les prix devrait donc logiquement limiter les perspectives de croissance. La thèse la plus convaincante que j’ai lue à ce sujet est celle de Jean-Marc Jancovici, ingénieur consultant spécialiste des questions énergétiques et climatiques, qui explique admirablement bien, arguments d’ordre physique à l’appui, comment le PIB est in fine une fonction de la quantité d’énergie produite. Par conséquent, du fait de notre dépendance aux énergies fossiles (pétrole et gaz), la diminution des quantités produites de celles-ci entraînera une stagnation puis une baisse durable du PIB par personne si nous ne réussissons pas une vraie transition énergétique. D’après J.M. Jancovici, le déclin progressif du taux de croissance dans les pays industrialisés observé depuis les années 70 s’explique par ce phénomène, amplifié par le rattrapage des pays émergents qui captent une part croissante de la production d’énergie mondiale. La période qui s’ouvre devant nous est une période de croissance nulle ou quasi-nulle, voire négative, et ce de manière durable.

Le sujet ici étant la démocratie et non la croissance, il convient donc de s’interroger sur les conséquences politiques qu’engendrerait ce déclin économique durable s’il venait à se confirmer. Car si nous avons confiance dans la solidité de nos systèmes démocratiques pour traverser des crises économiques conjoncturelles, ils n’ont jamais été mis à l’épreuve de crises structurelles ou durables. Les crises amènent sur le devant de la scène les deux pires ennemis de la démocratie : les technocrates, qui proposent des solutions techniques, et les populistes, qui tentent de capter la contestation populaire. Nous le voyons dans la crise de la dette souveraine en Europe actuellement : alors qu’en période de prospérité, les technocrates sont inutiles et les populistes de simples agitateurs peu dangereux, les premiers exercent aujourd’hui une forte pression par le haut (Bruxelles etc.) sur le système, et les autres par le bas (Le Pen, Mélenchon etc.). Ensuite, c’est une question de temps avant d’arriver au point de rupture. L’expérience récente en Grèce montre que l’on s’en rapproche, et il y a fort à parier que la crise politique grecque ne soit pas un cas isolé mais le laboratoire de la crise politique européenne si de vraies réformes ne sont pas entreprises.

Crise économique, crise sociale, crise politique, voilà la réaction en chaîne menant au chaos et à la guerre, et il y a peu de chances que le système démocratique y résiste. Au contraire, il est encore plus vulnérable car il a, par le système de l’élection, déjà institutionnalisé sa chute. La conjonction dans le temps entre le progrès économique initié par la Révolution industriel et le mouvement irrésistible vers la démocratie dans le monde occidental depuis le XIXè Siècle n’a rien d’une coïncidence. En effet, ces deux évolutions découlent du même ensemble de droits fondamentaux garantissant les libertés individuelles, celles qui ont fait des sujets des citoyens maîtres de leur propre destin. La prospérité appelle la démocratie, seule à même de perpétuer la prospérité en garantissant les droits fondamentaux sources d’innovation, d’investissements, et donc de croissance.

Une société avec l’un sans l’autre serait hémiplégique. Et si l’on retient l’hypothèse de l’effondrement économique en raison de variables exogènes, la détention des facteurs de production par les acteurs privés ne permettrait plus d’assurer une préservation du niveau de vie général de la société, et rendrait ainsi inutile, voire contre-productif de maintenir en place un système politique qui  ne permet plus le progrès économique, social et individuel. C’est pourquoi un système démocratique est voué à mourir  avec l’effondrement économique.

La Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis d’Amérique évoque la « poursuite du bonheur » comme un droit inaliénable de l’individu. Celui-ci est donc libre de chercher sa propre définition du bonheur, dont lui et lui seul est la source. Mais que deviennent les discours de liberté lorsque la logique de survie s’est substituée à celle du bonheur ? La démocratie telle que nous la connaissons n’est certainement pas la fin de l’Histoire. Elle doit apprendre à se remettre en question et se réinventer, à trouver une dynamique propre basée sur une autre forme de légitimité que la prospérité économique. Mais en est-ce seulement possible ?

26 juin 2012

Vers la fin de la démocratie ? (1/2)


La réflexion qui va être développée ci-après, et qui a pour objet le système politique démocratique, est née de la conjonction des trois observations suivantes :
    - Tocqueville (dont je suis en train de lire De la Démocratie en Amérique) qui sentait poindre la vague démocratique qui allait emporter les Anciens Régimes européens, et qui mettait ainsi la première brique à ce qui allait devenir la théorie de la « Fin de l’Histoire »;
      - Les technocrates qui prennent de plus en plus de place en Europe, et dont l’intégration européenne à venir va encore renforcer le pouvoir, mais qui peinent à trouver une légitimité démocratique ;
      - Le Hat Trick islamiste au Maghreb (trois révolutions, trois gouvernements islamistes en Tunisie, Libye et Egypte), symptomatique d’un élan démocratique qui déroule le tapis rouge à ceux qui lui sont opposés ;

La démocratie est le système politique le plus arrogant qui soit : elle est tellement sûre de son fait qu’elle offre une tribune aux personnes et idéologies qui veulent la détruire. Curieux système, dont il est effectivement inscrit dans l’ADN la conviction profonde qu’il est la fin de l’Histoire. Un peu comme si je me sentais tellement invincible que j’autorisais les gens à me tirer dessus. Il faut vraiment avoir confiance dans ses capacités. Cela va même encore plus loin tant il est même dans l’essence du système démocratique de donner la parole à tous, même ceux qui souhaitent lui substituer une autre forme de pouvoir, sous peine de voir le « démocratique » se transformer en « autoritaire » et ainsi gâcher plusieurs centaines d’années d’efforts.

Mais qu’est-ce qui justifie cette arrogance (ou inconscience ?) inhérente au système démocratique ? Qu’est-ce qui garantit que le système est dans une dynamique d’auto-perpétuation et que la démarche démocratique ne va pas le conduire vers d’autres contrées politiques plus ou moins malheureuses ? Il y a selon moi trois réponses possibles :
     - Le consensus national. Les citoyens, notamment du fait de leur niveau d’ « éducation », ont intégré le fait que la démocratie représentative était le moins mauvais des systèmes politiques et sont donc soucieux de le perpétuer. Ainsi, la majorité se détourne des idées destructrices et privilégient les candidats en phase avec le système ;
  - L’existence d’une forme de perversité dans le système qui en fait une forme de totalitarisme soft où aucune vraie remise en question n’est vraiment possible ou seulement en apparence. Cela pose notamment la question du rôle des médias à l’heure où les technologies de la communication en font un véritable pouvoir, certainement capable de décider de ce dont il faut ou ne faut pas parler, si ce n’est de ce qu’il faut ou ne faut pas penser. Cela pose aussi le rôle des institutions, chargées de traduire la volonté démocratique sous forme de pouvoirs ;
     - La présence de variables externes au paradigme citoyens-régime et qui auraient un rôle dans la légitimité du second vis-à-vis des premiers. La prospérité économique est la plus importante de ces variables car crise économique et crise politique sont rarement éloignées l’une de l’autre. Au fond, le consensus national autour de l’idéal démocratique serait une fumisterie car il ne ferait que cacher un consensus pour le système qui permet le mieux la croissance économique.

La vérité provient certainement des trois réponses à la fois, toutes étant certainement des conditions nécessaires mais non suffisantes pour assurer la vitalité de la démocratie. Prenons l’exemple le plus emblématique, à savoir celui de la montée du nazisme en Allemagne dans l’entre deux guerres : cette ascension a été permise par la présence de trois facteurs : une crise économique violente qui a atrophié la loyauté des gens pour le système politique en place ; un régime politique, la République de Weimar, aux institutions pas assez mûres pour garantir la stabilité politique ; et enfin un déficit de culture démocratique au sein du peuple allemand, qui plus est traumatisé par la défaite de 1918 et l’humiliation des Traités qui ont suivi. Autre exemple, celui des Révolutions arabes : les régimes autoritaires en place ont été balayés par des mouvements révolutionnaires nés de la réaction à l’incapacité de ces régimes à apporter des solutions à la pauvreté et à l’explosion du prix des matières premières. Mais ces « élans » démocratiques ne peuvent aboutir à l’installation de systèmes démocratiques en raison d’un déficit important de culture démocratique.

Néanmoins, là où la démocratie est censée être devenue la fin de l’Histoire, dans le monde occidental, je crains qu’elle ne se soit construite sur un grave malentendu, à savoir en surestimant sa première forme de légitimité (la culture démocratique), et en sous-estimant la nécessité de prospérité économique pour se maintenir. C’est ce qui expliquerait, au fond, son arrogance : en construisant de nouvelles générations de démocrates par le biais de l’éducation, nous pensons que cela est suffisant pour perpétuer la démocratie. Mais la démocratie n’est pas qu’une somme de démocrates, et le danger réel pour la démocratie vient selon moi de l’impasse économique actuelle dans laquelle se trouve le monde occidental. Cette crise économique pourrait, même en Europe, réveiller de vieux démons révolutionnaires au cas où les gouvernants ne trouveraient pas de solutions durables, et participeraient même à leur propre chute en cautionnant des coups d’Etat technocratiques uniquement destinés à mettre en œuvre l’austérité.

Nous devons prendre garde à ce que le piège de la démocratie ne se referme pas sur elle-même, car si l’élection est la forme d’expression démocratique la plus aboutie, n’oublions pas que la révolution en est sa forme la plus absolue.

23 juin 2012

Le dividende, cet ennemi


Parmi les mesures fiscales en train d’être concoctées par le nouveau gouvernement, il y aurait apparemment la création d’une taxe de 3% sur les dividendes versés par les entreprises. Cette taxe serait prélevée au niveau de l’entreprise, et non celui de l’actionnaire, et l’objectif d’une telle mesure serait d’inciter les entreprises à réinvestir les bénéfices générés au lieu de les distribuer en dividendes. En apparence, cela semble tenir d’une logique implacable. Mais en réalité, c’est presque aussi stupide que l’ancienne proposition de N. Sarkozy en son temps de vouloir imposer la règle des « trois tiers » dans les entreprises (un pour les investissements, un pour la participation des salariés, un pour les actionnaires).

Le premier constat d’une telle mesure, c’est qu’il s’agit de taxer une troisième fois ce qui est déjà taxé à deux niveaux : les bénéfices au niveau des sociétés, les dividendes au niveau de l’actionnaire. Dorénavant, à cela s’ajoutera cette taxe de 3% sur le montant versé. Une telle mesure est d’autant plus sournoise qu’elle donne l’impression de n’impacter que l’entreprise alors que le coût réel sera in fine partagé entre l’entreprise et ses actionnaires.

Le deuxième constat est que cela dénote une méconnaissance profondes des forces sous-jacentes de l’investissement, et donc de la croissance. Pour une entreprises, les trois leviers du financement de l’investissement sont l’autofinancement (=les bénéfices réinvestis), la dette, et l’augmentation du capital. Or une mesure telle que la taxation des dividendes encourage effectivement l’autofinancement, mais elle décourage la base d’investisseurs potentiels qu’une politique de dividendes intelligente est censée fidéliser. En effet, une politique de dividendes sert à maintenir l’attractivité d’une entreprise vis-à-vis des investisseurs et permet ainsi, le jour où de nouveaux investissements considérables sont à entreprendre et nécessitent une augmentation de capital (=émission de nouvelles actions), de disposer d’une base d’investisseurs enclins à investir. 

Le troisième constat est que cela traduit une inculture totale en matière de finance, étant donné que ce ne sont pas les dividendes qui dissuadent les entreprises d’investir ! Une entreprise investit dans un projet lorsqu’elle est convaincue que ce projet est créateur de valeur. Un tel projet, s’il est bien exécuté, fera augmenter le cours de l’action. Le détenteur d’actions peut très bien s’en accommoder car ce qu’il n’a pas eu en dividende a été gagné en augmentation du cours de l’action. Ainsi un investisseur, au sens général, a globalement intérêt qu’une entreprise investisse dans tous les projets à partir du moment où ils sont créateurs de valeur. Or la réussite des projets d’investissements, de même que la disponibilité du financement pour les entreprises dépend avant tout de la conjoncture économique. Pour faire simple, en période de récession, les projets attractifs sont plus rares qu’en période de prospérité. Et si une entreprises n’a pas à disposition de projets créateurs de valeur, elle continue à fidéliser ses actionnaires par des dividendes afin de pouvoir faire appel à eux le jour où il sera à nouveau bénéfique d’investir et que l’autofinancement ne suffira pas.

Le quatrième constat, c’est que cela démontre un mépris de l’investissement financier, qui reste, qu’on le veuille ou non, le driver de l’investissement productif. Or, si le gouvernement qui a institué le « redressement productif » en tant que l’une de ses missions principales compte relancer l’investissement « physique » des entreprises en décourageant l’investissement en « capital » de la part des investisseurs privés, il se dirige vers de très graves désillusions.

Je pense que la France a intérêt à garder une base solide d’investisseurs français, qu’il s’agisse des riches investisseurs, des grandes familles industrielles, ou des petits porteurs. Ces investisseurs sont le rempart contre les investisseurs étrangers peu scrupuleux à l’égard des salariés et de la société française en général, et qui n’hésiteront pas à fermer ou délocaliser les centres de production. Les investisseurs nationaux sont les garants du très à la mode « produire français » et nous avons intérêt à ce que leur épargne serve à financer les investissements productifs français que ceux des entreprises étrangères. Mais pour cela, il faut accepter de faire des concessions en termes d’impôts, et les laisser bénéficier, au moyen d’une fiscalité raisonnable, des fruits de leurs investissements. Ces investissements sont in fine générateurs de croissance, même le gouvernement a donc à y gagner.