A l’heure où le débat sur la compétitivité des entreprises fait rage, cela
m’intéressait de regarder à nouveau cette série documentaire composée de trois
reportages appelée La mise à mort du
travail – Comment les logiques de rentabilité pulvérisent les liens sociaux et
humains, réalisée par Jean-Pierre Viallet, et diffusée pour la première
fois en 2009. Comme son titre l’indique, la série a pour but de démontrer
comment le capitalisme financier instrumentalise le travail pour générer
toujours plus de bénéfices. Les employés, sous pression permanente de la
productivité, sont in fine sacrifiés
sur l’autel de la richesse indécente de quelques uns.
Le premier reportage, La Destruction,
montre comment les méthodes managériales peu scrupuleuses sont de plus en plus
utilisées afin d’ « écraser » les employés, les pousser à bout,
souvent dans le but de les faire démissionner ou de déclencher la faute
susceptible de provoquer leur licenciement. Les cas particuliers pris en
exemple concernent des employées d’un magasin Intermarché curieusement
licenciées après l’arrivée d’un nouveau management, ou des cadres d’une
entreprise de services informatiques victimes de harcèlement moral à partir du
jour où ils ont voulu créer une antenne syndicale dans leur entreprise.
Le deuxième reportage, L’Aliénation,
décortique le processus par lequel les managers manipulent leurs employés en
leur faisant croire qu’ils servent au mieux les clients alors que l’objectif n’est
que de maximiser le rendement pour l’actionnaire. Le documentaire se passe chez
Carglass, où l’on vante le credo du
client roi afin d’obtenir le maximum d’efforts, d’énergie, et de productivité
des employés.
Le dernier reportage, La Dépossession,
montre – au travers du groupe Fenwick
– comment les travailleurs deviennent les artisans de leur propre destruction,
en confiant eux-mêmes à leurs managers et aux divers consultants les outils qui
permettront « l’optimisation des process » ou de « la force de
vente », et ainsi l’augmentation des cadences de production, voire le
licenciement pur et simple des personnels défaillants ou désormais inutiles. Le
documentaire nous emmène aussi auprès de l’actionnaire ultime de cette
entreprise – acquise sous forme de Leverage
Buy-out (LBO) – Henry Kravis, un des fondateurs du fonds d’investissement
KKR, qui, grâce à son empire, peut jouir d’une rémunération de plus de
50 000 $ de l’heure.
Cette série documentaire a un parti pris affiché. Le message y est clairement
communiqué dès le titre, ce qui préserve le spectateur de toute manipulation,
et lui permet même de le regarder avec un regard critique dans la mesure où
aucune fausse impartialité n’est revendiquée. La vraie valeur du reportage
tient à sa dimension de témoignage. Les cas particuliers sont bien abordés dans
le reportage et sont malheureusement éloquents sur la réalité des techniques
managériales qui se sont développées parallèlement au capitalisme financier. L’accumulation
de ces témoignages ne laisse aucun doute sur la véracité des exemples, et la
bonne foi des employés observés et interrogés est généralement criante.
Si l’on peut regretter parfois quelques saillies incantatoires dont les reportages
n’ont pas besoin pour communiquer leur message avec force et conviction, ceux-ci
ont le mérite de poser des questions réelles, à savoir celles des conditions de
travail dans certains secteurs d’activité ou dans les entreprises appartenant à
des fonds de Private Equity. C'est un angle de vue, dans un certain type d'entreprises, qui ne reflète, heureusement pas, la globalité de la réalité du travail en France.
La déréglementation des marchés de capitaux, et l’augmentation des échanges
commerciaux à partir des années 1980, ont changé la dynamique dans laquelle
évoluaient les entreprises françaises, et ont engendré ce qui est appelé dans
le reportage le « capitalisme financier », source de tous les maux,
et notamment l’évolution de la structure actionnariale des entreprises, où les
fonds d’investissements divers, principalement américains, sont de plus en plus
présents. Fini le petit entrepreneur qui regarde d’un œil confiant et bienveillant
son entreprise grandir, l’heure est dorénavant aux investisseurs contraints par
leurs engagements de rendement auprès des retraités américains ou autres
investisseurs finaux et qui prennent le contrôle d’entreprises étrangères pour
atteindre ces objectifs. Au revoir le paternalisme, bonjour l’optimisation.
De ce strict point de vue, les réalisateurs du reportage n’ont pas
totalement tort, d’autant plus qu’ils ciblent dans leurs documentaires
plusieurs entreprises détenues par des fonds de Private Equity. Le Private
Equity, notamment sous sa forme aboutie qu’est le LBO, n’est pas la forme
la plus aboutie de la finance responsable et solidaire, surtout à court
terme : acheter une entreprise dont on a décelé un potentiel certain par
le biais d’une société holding prévue à cet effet et que l’on endette pour
cela, optimiser cette entreprise, en utiliser le cash généré pour rembourser la
dette, la revendre quand la valeur est haute, et garder tout l’argent de cette
revente pour soi et ses investisseurs. Imparable sur le papier, ou dirais-je,
sur un spreadsheet. Beaucoup plus
complexe dans la réalité. What if
l’entreprise n’est pas aussi performante que prévu ? On la revend en lui
laissant une dette colossale sur le dos, dont elle devra en plus payer les intérêts.
Bref on la tue.
Cependant, cela n’est qu’une facette du problème. La France était bien
contente lorsque ces fonds sont venus investir dans le pays. De l’argent frais,
chouette, ca va créer des emplois, surtout lorsque les perspectives économiques
n’étaient pas trop mal. D’ailleurs, à terme, je ne connais pas de statistiques
sur l’impact global du Private Equity
sur l’emploi, mais il n’a peut-être pas été aussi destructeur que ça. LE grand
exemple de LBO réussi en France est Yoplait, entreprise au ras de la faillite qui
a été rachetée par un fonds. Certes, au début, cela a engendré des
licenciements etc., mais l’entreprise a été transformée en bête de compétition
profitable qui s’est ensuite remise à créer des emplois.
Mais si l’impact global sur l’emploi est mitigé, l’impact sur les
conditions de travail est lui sans appel. Derrière le mot
« optimisation » se cache une réalité généralement pénible pour les
salariés qui, pour la plupart et de manière tout à fait légitime, cherchent à
accomplir leur tâche professionnelle dans le simple but de gagner leur vie. Particulièrement
dans nos société fortement tertiarisées, les gains de productivité sont limités
et sont difficilement atteignables par de nouvelles innovations technologiques
ou par des investissements supplémentaires en capital. Ces deux composantes ne
peuvent empêcher une augmentation des cadences des salariés, et ses
conséquences sur leur santé (et de fait sur la Sécu !).
Si cette conclusion entraîne les réalisateurs du reportage à actionner le
klaxon du « c-était-mieux-avant », je ne peux m’empêcher de déceler
une contradiction majeure dans leurs films, dans la mesure où ils présentent en
parallèle l’évolution de l’organisation du travail depuis le taylorisme, auquel
a ensuite succédé le fordisme. Ces deux formes de modèle organisationnel sont,
sauf erreur de ma part, une avancée plus marquée du point de vue managérial que
social. Même si l’avènement du fordisme était accompagné d’une forme de
paternalisme et d’une idée progressiste de l’ouvrier consommateur (et donc payé
le double du salaire moyen), les images de travail à la chaîne immortalisé par
Charlie Chaplin dans Les Temps modernes
nous confortent dans notre première idée. En fait, le temps éminemment regretté
est celui des Trente Glorieuses, le
temps du capitalisme « managerial », où les actionnaires n’imposaient
pas une logique de rentabilité permanente et où l’économie, partie de très bas,
était tirée tout d’abord par la reconstruction post-Deuxième Guerre, puis par
le développement de la consommation de masse. C’était aussi le temps – point
éludé dans le reportage – où nos entreprises ne faisaient pas encore face à une
très forte compétition, notamment provenant des pays dits
« émergents ».
Je doute qu’à cette époque l’on mesurât la « chance » de vivre
dans ce système capitaliste à papa agrémenté d’un Etat-providence en pleine
expansion, dans la mesure où le vrai danger pour la société était moins de
nature économique que directement lié aux blindés soviétiques massés aux portes
de l’Europe occidentale. Mais s’il était déjà dans la nature du système de
créer un sentiment de permanente insatisfaction et d’aller chercher toujours
plus loin la croissance et les marges, c’est aujourd’hui que nous en mesurons
les conséquences sociales. Sommes-nous ainsi prisonniers du dilemme qui
consisterait à devoir choisir entre un système économique où les employés sont
réduits à leur seule fonction de facteur de production, ou la Révolution ?
Je ne pense pas, car nous ne devons pas oublier que la situation résulte de
choix que nos gouvernants ont fait par le passé, et qui ont notamment consisté
à ouvrir le capital de nos entreprises aux fonds étrangers au détriment de la
mobilisation de l’épargne nationale dans le financement de ces mêmes
entreprises. Et de ce point de vue, il n’est jamais trop tard pour redéfinir
les règles du jeu.