Les marchés. Les méchants marchés. Non pas LE marché, mais bien LES
marchés, tels une horde de barbares mystérieux, invisibles mais près à nous
submerger de leur nombre et de leur haine qui ne demande qu’à nous détruire. Cela
fait plusieurs années que les marchés sont personnifiés : les marchés ont un
tempérament, tantôt calmes, tantôt nerveux, mais aussi des sentiments, tantôt
déprimés, tantôt euphoriques. Certains lui vouent un culte : les marchés
pensent, les marchés disent (et si les marchés pensent et disent que…) ;
d’autres les haïssent, dénonçant « la dictature des marchés », incarnation
la plus emblématique de cet « ennemi sans visage blabla ». Et il y a
ceux qui, comme moi, restent cois.
Qui sont ces marchés qu’on accuse de vouloir nous gouverner à la place de
nos institutions ? Qui sont donc ces marchés que l’on dit en ordre de
marche, près à attaquer la France à tout moment ? Car il paraît que les
marchés prévoient d’attaquer la France le matin du 7 mai, au lendemain de
l’élection présidentielle, surtout si François Hollande est élu. Ils ont déjà
frémis ce matin du 23 avril au regard des résultats du premier tour, et cela s’est
manifesté par un petit mouvement à la hausse du taux d’intérêt de la dette
française. La vaguelette qui annonce le tsunami ?
Ce qu’on appelle les marchés n’est rien d’autres qu’un ensemble
d’investisseurs : banques, assurances (par le biais de leur entité de
gestion d’actif), fonds divers (fonds de pension, fonds souverains, fonds
spéculatifs, fonds mutuels etc.), mais aussi grandes entreprises, et même
particuliers. Bref tous ceux qui détiennent l’argent et l’investissent sur les
différents marchés, généralement pour le compte de leurs clients (nous par
exemple). Le marché d’une dette souveraine telle que celle de la France est grand
et très liquide (= n’importe qui vient sur ce marché pour y acheter ou vendre
des titres pourra globalement y arriver quand il veut), on peut donc légitimement
supposer qu’il rassemble la plupart des catégories d’investisseurs, et ce à
travers le monde. Or ils sont tous un peu paniqués depuis qu’ils ont vu de leurs
propres yeux que la faillite des Etats européens était une réalité, et que ce
qu’ils ont cru pendant longtemps être le fameux « taux sans risque »
n’en est en fait pas un. Ce qu’on fait passer pour un complot fomenté par les
marchés destiné à mettre à genoux les Etats est en réalité davantage un ensemble
de comportements moutonniers d’investisseurs paniqués. Populisme quand tu nous
tiens.
Personne ne tient les rênes des marchés. Il existe certainement des
investisseurs moins scrupuleux que les autres, mais l’idée qui consiste à faire
croire qu’une clique de personnes décide de ce qui se fait sur les marchés dans
le but de gouverner à la place des Etats est naturellement une illusion. Les
bouc-émissaires, quels qu’ils soient, y compris quand ils sont banquiers, sont
rarement, la vraie et unique source de tous les maux. Ce manichéisme est
d’autant plus malhonnête que l’importance des marchés de capitaux dans le
financement de l’économie et de la dette souveraine est le résultat des
politiques de droite comme de gauche depuis trente ans destinées à trouver de
nouvelles sources de croissance. L’essor des marchés de capitaux a commencé
dans les années 1980, et a grosso modo
permis aux investisseurs du monde entier de pouvoir subvenir aux besoins en
financement de tous les acteurs économiques à travers le monde. Cela a permis
aux grandes entreprises de ne plus dépendre uniquement de leur banque pour
financer leurs investissements ; et cela a permis aux Etats de trouver de
nouveaux investisseurs prêts à porter leur dette, alors que les deux leviers
existant jusqu’à présent étaient le recours à l’épargne nationale (ce qui peut
décourager l’investissement privé) et à la planche à billets (génératrice
d’inflation). Le développement des marchés financiers a donc été une aubaine
pour tout le monde, permettant aux agents économiques de trouver des
financements et aux investisseurs d’accroître la diversification de leurs
portefeuilles et d’aller chercher les actifs de qualité là où ils se trouvent. Dans
un monde où les Trente Glorieuses ont
été brutalement interrompues par les deux chocs pétroliers,
l’internationalisation croissante des marchés financiers, permise par les
nouvelles technologies informatiques, a engendré une nouvelle ère de croissance.
Tout le monde s’est un peu perdu dans cette euphorie générale, où les
investisseurs ont arrosé les Etats de liquidités en surestimant la dimension
« risk-free » de ces actifs,
et où les Etats ont oublié que l’endettement implique contractuellement un
remboursement. Et à l’euphorie succède la gueule de bois, la crise de la dette
souveraine est la manifestation de ce réveil difficile des Etats qui ont tiré
sur la corde de la dette pour limiter la récession de 2008-2009, et des
investisseurs devenus subitement plus pointilleux sur la qualité de crédit des
émetteurs de dette. La situation actuelle, n’a donc, au fond, rien
d’aberrant : il est tout à fait normal qu’un prêteur analyse de près la situation
de l’emprunteur avant de lui prêter. Ce
qui m’étonne le plus c’est que cela n’a pas été fait plus tôt, alors que tout
le monde savait très bien que les dettes publiques servaient à financer le
déficit structurel des budgets nationaux, et donc des Etats à terme insolvables.
Bref, reculer pour mieux sauter. Et,
dans le cas de l’Europe, les Etats sont d’autant plus insolvables qu’ils ont
renoncé à utiliser la planche à billets et disposent donc uniquement de leur
politique fiscale comme levier d’ajustement.
Pour des raisons purement financières, il serait donc tout à fait normal que
les investisseurs irresponsables paient les pots cassés. Ils ont prêté à des
agents insolvables et doivent donc assumer les risques de leurs
investissements. Comme il est tout à fait normal que dorénavant, ceux-ci
rechignent à continuer à gaver des Etats irresponsables. D’où la nécessité, si
ce n’est de l’austérité, de maîtriser les dépenses publiques. Cette convergence
générale vers des comportements responsables est certainement une chance pour
tous, même si les ajustements risquent d’être douloureux à court terme. Mais
qu’est ce que l’intérêt général, sinon l’intérêt individuel de tous à long
terme ? C’est cet intérêt général que les Etats sont censés préserver, à
la différence des gérants de portefeuille qui ne doivent se préoccuper que des
intérêts de leurs clients (en théorie). Les gouvernements sont donc les
premiers à blâmer dans cette situation.
Gardons à l’esprit que très peu d’investisseurs ont intérêt à ce que la
dette française se déprécie, bien au contraire. Presque tous ont intérêt à ce
que la France retrouve sa marge de manœuvre financière, dès lors elle
continuera à emprunter à taux bas. Mais perpétuer cette tradition de gabegie
d’Etat ferait perdre bien plus à la France qu’aux « marchés ». Tout
d’abord parce que derrière plus de 30% de la dette française, il y a toujours
l’épargne des Français – un défaut les pénaliserait ; ensuite parce que le
seul moyen de « s’en sortir » serait de revenir à la monnaie
nationale et à l’inflation – ce qui, pour un pays à fort taux d’épargne comme
la France, est destructeur ; notre crédibilité internationale, dans tous
les domaines, serait fortement endommagée, car un pays qui ne paie pas ses
dettes n’est pas considéré comme un pays puissant et digne de confiance ;
nos entreprises seraient moins compétitives car le coût du capital serait
renchéri du fait de sa corrélation avec le taux d’intérêt de l’Etat ;
enfin, l’attractivité de la France en serait durablement affectée.
Retrouver son indépendance est une intention louable, mais
si l’on croit que la retrouver se limite à émettre la monnaie dont nous avons
besoin (pour financer un système social structurellement en déficit), nous nous
dirigeons vers de graves désillusions. Les marchés ne gouvernent que là où les
Etats se sont fourvoyés.