La question des sondages fait partie de ces thèmes si singuliers qui ont
cette capacité incroyable à revenir sur le devant de la scène à chaque échéance
électorale, et à quitter cette même scène médiatique sans avoir engendré la
moindre réforme ou le moindre changement au sein du système. Les sondages,
c’est un peu comme les criminels qui se retrouvent inexplicablement
libres : on sait qu’ils sont nuisibles, qu’ils devraient certainement être
encadrés, mais ça n’est pas le cas. Pourtant, la question mérite réellement
d’être posée : les sondages faussent-ils les élections ?
Dans un monde où l’on qualifie de démocratie n’importe quel système où il y
a une élection libre, l’élection est l’instrument démocratique le plus
précieux, le mieux à même de transformer la volonté du peuple sous forme de pouvoir.
Une multitude d’associations et d’organisations nationales et transnationales,
traquent toutes les formes d’irrégularités lors d’élections diverses et
variées, mais aucune ne fait preuve du même activisme forcené pour faire de la
question des sondages un vrai débat de société.
Le constat initial est simple : les sondages ne sont pas que des
indicateurs de l’état de la campagne. Au contraire, ils sont, comme diraient
les Anglo-saxons, un « input », c'est-à-dire un des multiples
paramètres pris en compte par les preneurs de décisions divers pour faire leur
choix, l’ « output ». Le terme de « baromètre »,
souvent employé par les médias pour parler des sondages, est une énorme
imposture, dans la mesure où le baromètre n’influe pas sur le temps qu’il fait.
Les sondages sont des simulations d’élection élaborées à partir de méthodes
plus ou moins obscures et censées donner le résultat de l’élection au cas où
celle-ci aurait lieu à l’instant t.
Cela déroule le tapis rouge à une campagne qui n’est pas proactive, où les
candidats vont vendre leurs idées aux citoyens, mais réactive, où ces mêmes
candidats calibrent leurs choix stratégiques à l’instant t+1 en fonction des
résultats du sondage paru en t. Il en est de même pour les votants, qui intègrent
un calcul supplémentaire dans leur processus de décision de vote consistant à pondérer leurs choix potentiels par des probabilités issues directement des sondages. Il y a fort à
parier que la conséquence de ces deux effets sur le résultat de l’élection
ne soit pas négligeable. Ce mécanisme renvoie à celui de la théorie des jeux, où
la prise de décision des agents n’est pas le résultat d’un processus
indépendant, mais d’un raisonnement systémique, prenant en considération les
comportements possibles des autres acteurs du système. Je ne suis pas un
spécialiste du sujet, mais vous aurez compris où je veux en venir. Les
sondages consacrent la transformation de l’élection démocratique en un vaste
calcul, où l’élection n’est plus le moyen par lequel un candidat est choisi par
les citoyens, mais une forme de jeu où le vainqueur est celui qui a simplement
gagné le plus de voix. L’essence de la politique est de faire des choix, il y a
donc un effacement du politique quand les sondages substituent le calcul à ces
choix.
L’avènement de Ségolène Royal en 2007 en tant que candidate du Parti
Socialiste à l’élection présidentielle suscite de nombreuses questions, étant
donné qu’elle n’incarnait à ce moment aucune tendance ou mouvance au sein de
son parti, n’occupait pas de fonction particulière qui lui aurait permis
d’émerger en tant que représentante plus compétente ou capable qu’un ancien
Premier Ministre (L. Fabius) ou qu’un éminent économiste ancien Ministre de
l’Economie et des Finances (D. Strauss-Kahn). Le seul paramètre qui la démarquait
de ses concurrents était qu’elle apparaissait dans les sondages comme celle
ayant le plus de chances de battre N. Sarkozy au second tour d’une élection qui
était encore lointaine. Qui aurait été le candidat socialiste à l’élection
présidentielle de 2007 dans un monde sans sondages ? Que se serait-il
passé par la suite ?
Autre exemple, la vacuité intersidérale de la campagne actuelle où le débat
sur la vision des candidats pour la France est totalement absent. La vision, le
projet à long terme, tout ça n’a rien de concret. Le concret, c’est chez qui on
va chercher les voix. Chez Mélenchon ? Allez hop, un petit coup de
« mon ennemi c’est le monde de la finance » ? Chez Le Pen ?
Un peu d’immigration… La campagne est rythmée par les sondages, les hausses, les
baisses, les tendances, les renversements de tendance etc., ce qui étouffe le
débat politique, la confrontation des projets étant donné que tout est analysé
à l’aune de l’effet recherché dans les sondages. Ceux-ci imposent une grille de
lecture électoraliste de la politique et poussent les candidats à adopter la
même (im)posture. Et en plus, ils se plantent tout le temps...
Je ne sais pas à quelle conclusion est arrivée l’armée de sociologues du
CNRS ou de l’EHESS payés par le contribuable pour réfléchir à ce genre de
questions, mais ce qui inquiète le citoyen lambda que je suis n’est pas tant
l’existence même des sondages que la place qui leur a été donnée par les
médias. Les sondages ont été érigés en « système » par des médias qui
y voyaient là le moyen de pouvoir faire rentrer la politique dans le moule de
leur spectacle. Grâce au « système sondage », on peut découper les
thèmes, isoler les idées et les sujets, catégoriser les votants, adapter
l’analyse politique au format du véhicule d’information, et non l’inverse.
C’est le privilège de détenir le soi-disant pouvoir de dire « les Français
pensent que… ».
Les directeurs d’instituts de sondages sont devenus les commentateurs
attitrés de la vie politique. Le XXè Siècle était le siècle des Intellectuels, ceux
qui se levaient et montaient à la Tribune pour parler non pas au nom du Peuple,
mais pour le Peuple. Les instituts de sondages se sont aujourd’hui
substitués aux Intellectuels en tant que représentants et communicants des aspirations
profondes des Français. Ce sont eux qui détiennent la clé de compréhension de
l’opinion publique et deviennent par là les intermédiaires obligés entre les
Français et des politiciens qui cherchent à les séduire. La place
grandissante des sondages est un symptôme supplémentaire de la crise politique
en gestation, qui n’attend plus qu’une occasion pour éclater. L'élection se
meurt, piégée dans l’étau de la technocratie et du marketing électoral, mais a
eu le temps de laisser ce mot : « les sondages m’ont tuer »…
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