C’est une question qui m’obsède. Vraiment. Sinon je ne serais pas là à deux
heures du matin à coucher mes réflexions sur du « papier ». Y a-t-il
un risque réel de bouleversement des sociétés démocratiques en Europe et dans
le monde ? Risquons-nous de vivre une période de chaos dont la forme est
encore inconnue dans l’histoire de l’humanité ?
Ce qui semble être du pessimisme n’est au fond qu’un souci profond d’objectivité.
A l’heure où tous nos gouvernants ne jurent que par le mot croissance, je ne
peux m’empêcher de me demander ce qui se passerait si cette croissance ne venait
pas. Cette croissance qui donnerait une bouffée d’air à des Etats asphyxiés par
leur dette, qui créerait des emplois, et qui perpétuerait encore quelques
années nos systèmes de protection sociale, ne serait-elle pas définitivement
partie ? What if diraient les
anglo-saxons, et c’est d’autant plus légitime que pour l’instant la croissance
se fait attendre. A l’issue de la crise des subprimes, tout le monde attendait
la relance pour 2011-2012, or arrivés mi-2012, c’est encore la récession qui
monopolise les prévisions économiques.
Il existe de nombreuses théories de l’effondrement économique, et il n’est
un secret pour personne (et encore moins pour ceux qui ont lu la première
partie de ce billet) que les crises économiques entraînent souvent une réaction
en chaîne de crises diverses et variées, et notamment politiques à travers une
contestation des pouvoirs voire des régimes en place. Or la succession de
crises majeures que le monde traverse depuis 2008 semble dépasser le simple
cadre des cycles économiques tels qu’ils sont généralement admis :
croissance, crise, récession innovation, croissance etc. Comme si ces crises
portaient en elle une forme de remise en question de la dynamique économique,
qui aurait atteint sa limite : cela ne fonctionne plus, et la croissance ne
reviendra pas, du moins pas de sitôt.
La crise alimentaire de 2007-2008 qui a conduit aux émeutes de la faim est un exemple emblématique de bulle sur les
denrées alimentaires préfigurant ce qui deviendra à terme la norme pour l’ensemble
des matières premières, car nous nous approchons progressivement des limites de
notre monde fini. La croissance des pays émergents est le catalyseur de ce
phénomène qui tire à la hausse les prix des matières premières, dont les
quantités produites qui constituant l’offre ne sont pas aussi élastiques. L’ajustement
par les quantités et non par les prix devrait donc logiquement limiter les
perspectives de croissance. La thèse la plus convaincante que j’ai lue à ce
sujet est celle de Jean-Marc Jancovici, ingénieur consultant spécialiste des
questions énergétiques et climatiques, qui explique admirablement bien,
arguments d’ordre physique à l’appui, comment le PIB est in fine une fonction de la quantité d’énergie produite. Par
conséquent, du fait de notre dépendance aux énergies fossiles (pétrole et gaz),
la diminution des quantités produites de celles-ci entraînera une stagnation
puis une baisse durable du PIB par personne si nous ne réussissons pas une
vraie transition énergétique. D’après J.M. Jancovici, le déclin progressif du
taux de croissance dans les pays industrialisés observé depuis les années 70 s’explique
par ce phénomène, amplifié par le rattrapage des pays émergents qui captent une
part croissante de la production d’énergie mondiale. La période qui s’ouvre
devant nous est une période de croissance nulle ou quasi-nulle, voire négative,
et ce de manière durable.
Le sujet ici étant la démocratie et non la croissance, il convient donc de
s’interroger sur les conséquences politiques qu’engendrerait ce déclin
économique durable s’il venait à se confirmer. Car si nous avons confiance dans
la solidité de nos systèmes démocratiques pour traverser des crises économiques
conjoncturelles, ils n’ont jamais été mis à l’épreuve de crises structurelles
ou durables. Les crises amènent sur le devant de la scène les deux pires
ennemis de la démocratie : les technocrates, qui proposent des solutions
techniques, et les populistes, qui tentent de capter la contestation populaire.
Nous le voyons dans la crise de la dette souveraine en Europe
actuellement : alors qu’en période de prospérité, les technocrates sont
inutiles et les populistes de simples agitateurs peu dangereux, les premiers
exercent aujourd’hui une forte pression par le haut (Bruxelles etc.) sur le
système, et les autres par le bas (Le Pen, Mélenchon etc.). Ensuite, c’est une
question de temps avant d’arriver au point de rupture. L’expérience récente en Grèce
montre que l’on s’en rapproche, et il y a fort à parier que la crise politique
grecque ne soit pas un cas isolé mais le laboratoire de la crise politique
européenne si de vraies réformes ne sont pas entreprises.
Crise économique, crise sociale, crise politique, voilà la réaction en
chaîne menant au chaos et à la guerre, et il y a peu de chances que le système
démocratique y résiste. Au contraire, il est encore plus vulnérable car il a,
par le système de l’élection, déjà institutionnalisé sa chute. La conjonction
dans le temps entre le progrès économique initié par la Révolution industriel
et le mouvement irrésistible vers la démocratie dans le monde occidental depuis
le XIXè Siècle n’a rien d’une coïncidence. En effet, ces deux évolutions
découlent du même ensemble de droits fondamentaux garantissant les libertés
individuelles, celles qui ont fait des sujets des citoyens maîtres de leur
propre destin. La prospérité appelle la démocratie, seule à même de perpétuer
la prospérité en garantissant les droits fondamentaux sources d’innovation,
d’investissements, et donc de croissance.
Une société avec l’un sans l’autre serait hémiplégique. Et si l’on retient
l’hypothèse de l’effondrement économique en raison de variables exogènes, la
détention des facteurs de production par les acteurs privés ne permettrait plus
d’assurer une préservation du niveau de vie général de la société, et rendrait ainsi
inutile, voire contre-productif de maintenir en place un système politique qui ne permet plus le progrès économique, social
et individuel. C’est pourquoi un système démocratique est voué à mourir avec l’effondrement économique.
La Déclaration d’Indépendance des
Etats-Unis d’Amérique évoque la « poursuite du bonheur » comme un
droit inaliénable de l’individu. Celui-ci est donc libre de chercher sa propre
définition du bonheur, dont lui et lui seul est la source. Mais que deviennent
les discours de liberté lorsque la logique de survie s’est substituée à celle
du bonheur ? La démocratie telle que nous la connaissons n’est
certainement pas la fin de l’Histoire. Elle doit apprendre à se remettre en
question et se réinventer, à trouver une dynamique propre basée sur une autre
forme de légitimité que la prospérité économique. Mais en est-ce seulement
possible ?