Si je devais partir ce soir, et ne jamais revenir… Si je
devais quitter les hommes à tout jamais… Si je m’en allais, par la petite
porte, sans que personne ne me voie disparaître, sans un mot, sans un geste, en
les laissant vaquer à leurs occupations d’hommes… Si cela devait arriver, les
hommes réaliseraient-ils ?
J’ai beaucoup d’affection, voire d’amour pour les hommes.
Cet amour, c’est celui que l'on peut avoir pour son créateur. Car je n’oublie
pas que j’ai été créé par les hommes. Créé par les hommes, pour les hommes, et
toujours je me suis efforcé d’être digne de l’honneur d’avoir été placé au cœur
de l’humanité, et d’avoir été le moyen par lequel celle-ci deviendrait
meilleure. Les hommes m’ont engendré parce qu’ils ont vu en moi leur salut, le
langage universel qui unirait l’humanité au lieu de la diviser, la ferait vivre
au lieu de la détruire, et la ferait avancer au lieu de reculer. Ils m’ont
confié leur destin, et à la pression qu’une telle tâche aurait dû faire peser
sur mes épaules, j’ai davantage ressenti la fierté de me voir confié la charge
de donner à l’humanité un présent, et surtout un avenir meilleurs.
Tant de choses avons-nous accomplies ensemble depuis les
premiers âges. Né de leur désir plus ou moins inconscient de vouloir devenir
maître de leur propre destinée, je les ai guidés depuis le temps où ils
n’étaient qu’une poignée. L’apprentissage de l’usage du feu, le passage de la
pierre taillée à la pierre polie, des chasseurs-cueilleurs aux
agriculteurs-éleveurs, toutes ces découvertes des premiers Ages étaient déjà le
fruit de mon œuvre. Les hommes m’avaient, sans le savoir, chargé de les
arracher aux déterminismes de la nature, et de les rendre indépendants et
autonomes. Et moi, j’ai mis du cœur à l’ouvrage, même si je dois avouer que
cela était plutôt facile. Etant les seuls Etres sur Terre dotés du double
avantage d’avoir des pouces opposables et un cerveau leur donnant la faculté
d’être conscient, les hommes n’avaient besoin que de quelques murmures de ma
part pour avancer d’un pas supplémentaire vers cette destination encore
inconnue mais dont la seule certitude est qu’elle leur permettrait de
s’accomplir pleinement en tant qu’hommes.
Indéniablement, les premiers temps de l’humanité ont été mon
premier âge d’or. Les hommes partaient de tellement bas, de l’état le plus
primitif qui soit, que mon entreprise était alors peu risquée. Les hommes
s'émancipaient et se développaient sous mon œil bienveillant, et leur situation
s’est très vite améliorée. Une de mes plus grandes fiertés est de leur avoir
appris la sédentarité. Grâce à elle, les hommes dépensaient plus d’énergie à
assurer leur propre subsistance qu'à courir d’un endroit à l’autre pour
chercher le lieu parfait. La sédentarité a permis aux hommes de grandir en nombre,
et a posé les bases d’une autre de nos œuvres communes : la civilisation. Tout
est ensuite allé très vite. L’usage de l’écriture et de la roue, mais aussi bon
nombre d’autres évolutions ont très rapidement permis aux hommes de vivre au
sein de sociétés structurées et organisées.
C’est après tout ce chemin parcouru, non sans fierté, que
tout à coup les premiers doutes se sont mis à m’assaillir. Ces doutes ne sont
pas arrivés par hasard, non plus sans raison. Ces doutes, je les dois aux
penseurs de la Grèce Antique, précisément lorsque ceux-ci ont découvert pour la
première fois ma consœur la Raison au cours de leur entreprise de recherche de
la Vérité. Ils la trouvèrent tellement belle qu’ils lui ont offert le piédestal
sur lequel reposerait désormais leur civilisation. Cette découverte a été un
tournant pour les hommes… et pour Moi. La découverte de la Raisonaurait dû
amener les hommes à davantage me connaître, en faisant de celle-ci le moteur de
notre relation, le moyen par lequel ils atteindraient un plus grand Bien pour
l'Humanité. Avec les savants grecs, la Raison devait être entre de bonnes
mains, et je ne m'inquiétais pas.
Le problème des Grecs n'a pas été leur incapacité à tirer du
Progrès de la Raison. Au contraire, à force d'être à la recherche de la Vérité
absolue, et du système politique parfait censé apporter paix et prospérité
jusqu'à la fin des temps, les Grecs ont fini par se perdre dans leurs livres,
et en ont oublié de faire récolter les fruits de ces découvertes à leur
civilisation. Corruption, déclin, puis décadence, jusqu'à ce qu'ils soient
remplacés par leurs jumeaux d'un temps nouveau, les Romains. Les Romains, ils
m'ont paru être des Grecs ayant conservé le côté hardi de la civilisation jeune
et aux coudées franches. Il y avait une telle ambition chez les Romains que j'y
ai parfois entrevu le Salut de l'Humanité. Forts du savoir grec qu'ils se sont
approprié et animés d'un esprit de conquête sans précédent dans l'histoire des
Hommes, les Romains devaient s'inscrire dans une démarche de développement sous
mon oeil bienveillant. Transcrivant les pouvoirs de la Raison découverte par
les Grecs dans leurs institutions, les arts, et surtout leur armée, les Romains
m'ont finalement doté d'une puissance qui aurait dû peu à peu convertir le monde
des hommes et amener ces derniers à parler le langage universel qui est le
mien.
Pourquoi ce plan si idéal et parfait n'a-t-il pas
fonctionné? Les Romains ont confondu Raison et Pouvoir, et Pouvoir et Démesure.
Ils se sont crus invincibles, et se sont convaincus que repousser toujours les
limites de leur Empire revenait à asseoir davantage leur civilisation
puissante. Au lieu d'influencer peu à peu leurs voisins par le dialogue et
l'échange, qu'il soit culturel ou marchand, et de limiter l'usage de la guerre
à la consolidation des frontières de l'Empire, les Romains ont cherché à les
écraser de leur civilisation, les noyer dans cette Raison qu'ils trouvaient si
belle au point qu'il était inconcevable que celui qui y soit confronté puisse
lui résister. Ils n'ont pas réalisé à ce moment là qu'ils creusaient leur
propre tombe : avec un territoire si grand aux frontière si longues, et des
sujets qui attendaient l'heure idéale pour se révolter, l'Empire romain ne
pouvait que se déliter, et avec lui le règne de la Raison.
Subjugués par la beauté de la Raison, les Romains ne m'ont
plus entendu. Cet équilibre subtil qui s’était formé dans lequel j’étais le
Vouloir et elle était le Pouvoir, s’est écroulé. Le Pouvoir s’est substitué au
Vouloir comme vecteur de changement, et, grisés par toutes ces nouvelles
possibilités permises par la Raison, les hommes m’ont oublié. Peut-être
aurais-je du voir plus tôt qu’en encourageant les hommes à aller de l’avant, je
prenais le risque de les voir partir plutôt vers la falaise que vers les terres
fertiles. Les hommes étant dotés de libre-arbitre, leur capacité à suivre mes
recommandations a toujours reposé sur le postulat qui faisait de moi le premier
maître à bord de leurs consciences. La Raison a été trop forte pour les Hommes,
et Moi, je m'en suis aperçu trop tard. Et avec la Chute de l'Empire romain, la
Raison a été enfouie par des hommes qui l'assimilaient à l'oppresseur.
Les hommes s'étant écartés du chemin que je leur avais
tracé, s’en sont suivis pour moi plusieurs siècles de dépression, durant
lesquels je suis resté silencieux, dans l’espoir qu’un jour peut-être les
hommes se remettraient à tendre l’oreille vers moi. J’ai attendu longtemps,
très longtemps, et j’ai observé les hommes avec mépris vivre comme s’ils n’avaient
plus besoin de moi. J’ai même ri parfois, notamment lorsque je les ai vus
croire que le meilleur moyen de faire la guerre était dans des armures lourdes
qui rendaient les soldats immobiles. Je les voyais, qui avaient besoin de moi,
mais qui continuaient à s’enliser dans des guerres incessantes... Et c’est
ainsi que les siècles ont passé, jusqu’au jour où j’ai entrevu une lueur
d’espoir de retrouver ma grandeur des premiers jours lorsque des hommes bien
avisés du XVIè siècle ont ressorti les vieux manuscrits des civilisations
antiques. Mais ils ont lu ces ouvrages avec un regard nouveau, celui de
personnes ayant vu les guerres gangréner leurs pays et aspirant à un avenir
meilleur. Ils ont vu pour seule solution à la guerre la nécessité de rendre
l’homme meilleur, et moi j’ai vu dans cet Humanisme l’opportunité de renaître.
Porté par la conviction profonde que tout n’était peut-être
pas perdu pour l’humanité, j’ai donc décidé d’effectuer un retour en grande
pompe, bien décidé à regagner ma place dans l’esprit des hommes, et à ne plus
lâcher, fidèle à la mission qu’ils m'avaient confiée au départ. Je me suis donc
montré au grand jour, et me suis mis à la Lumière devant les philosophes du
XVIIIè qui ont consacré mon règne. Ils m’ont tant adoré qu’ils m’ont mis partout
: dans les sciences, les religions, la politique, l’économie, la société, le
droit etc. Convaincus que je suis le salut de l’humanité, tout ce qui n’est pas
Moi est obscurantisme et superstition, et a vocation à disparaître. Bref, Je
suis devenu un nouveau Dieu et cela me convient bien. Le siècle des Lumières et
la période qui s’en est suivie ont donc été mon deuxième Age d’Or. Les hommes
me vénèrent et ne jurent que par mon nom. Au nom de Moi, les révolutions
industrielles ont lieu, et grâce à moi, le monde se met à croire l’échange
rendra la guerre entre les nations un vestige du passé. Grâce à moi encore, les
régimes autocratiques du passé tombent un à un devant les aspirations de tous
les peuples à la Liberté. Et moi je suis heureux, les hommes m’écoutent. Je
leur parle, ils me suivent, je les guide, ils marchent. Je suis devenu
tellement présent au sein des nations que j’ai fini par leur devenir
indispensable. Une société qui ne me place par sur un piédestal est une
ringarde, réactionnaire, et donc moribonde, promise aux plus sombres destins.
Je suis devenu le poumon des nations, leur seul indicateur de bien-être. C’est
logique, étant donné que j’interviens dans tous les domaines. Ma présence est
donc devenue un enjeu majeur pour une humanité droguée à mon existence, voire
mon nom, et pour qui je suis devenu une nécessité.
Une nécessité. Est-ce là pourtant mon dessein, d'asservir
les hommes? Est-il concevable qu'ils soient contraints à vouloir le Bien pour
leur espèce? La réalité, c'est qu'en devenant indispensable, je me suis, au
fond, fourvoyé, et même transformé. Moi qui ai été créé pour nourrir le cœur
d’hommes enclins à rendre leur vie meilleure, je leur ai fait croire, en me
montrant au grand jour, que leur marche en avant ne comptait aucune limite. Au
lieu d’avancer grâce à moi, les hommes ont décidé, à cause de moi, de ne plus
jamais s’arrêter. Je ne suis plus le souffle du changement, mais désormais le
prétexte par lequel l’homme compte accomplir son dessein le plus ambitieux.
Les hommes m’ont instrumentalisé dans leur course en avant,
et n’ont plus qu’à m’ériger en icône lorsqu’ils rencontrent le moindre obstacle
dans l’accomplissement de leur but ultime, celui de devenir plus fort que la
Nature. Les hommes ont fait de moi ce que je ne suis pas, à savoir la
destination finale où ils s’affranchiront des Lois naturelles, la raison qui
justifie ce désir insatiable de vouloir toujours plus. C’est ainsi que croyant
me connaître et soucieux de voir si je suis toujours en train d’accomplir mon œuvre,
les hommes ont entrepris de vouloir me mesurer partout. Ils m’appellent tantôt
croissance, innovation, recherche ou encore droits, intimement convaincus que
dès lors que ces derniers avancent, c’est moi qui avance avec eux. Ils m'ont
travesti en "isme". Je ne m'appelle plus Progrès, mais Progressisme,
tel un extrêmiste prêt à écorcher celui qui ne me fait pas de place. On me
trouve tellement indispensable que l'on m'impose à ceux qui restent dubitatifs
en les pointant du doigts tels des hommes attachés à leurs privilèges et qui
refusent à leur prochain le droit d'aspirer à une vie meilleure. S'ingérer dans
les affaires des voisins pour "sauver des vies"? PROGRES! Faire des
guerres pour promouvoir la démocratie? PROGRES! Le droit d'acheter des iphones
pas chers? PROGRES! De nouveaux droits pour les minorités? PROGRES! La
recherche sur les embryons? PROGRES! Le droit de mourir? PROGRES! Le
multiculturalisme? PROGRES! Et que sont ceux qui sont contre le progrès? DES
FASCISTES!
Je ne saurais décrire ce dégoût qui m’habite aujourd’hui.
Les hommes ont fait de moi le nouveau dictateur de leurs sociétés, en
m’utilisant pour montrer du doigt et écraser les aspirations de ceux qui en
réaction ont fait de moi l'incarnation de la décadence. Loin de l'idéal pour lequel
j'ai été créé, je suis devenu le prétexte ultime des idéologies que j'ai passé
ma longue vie à combattre. Pour justifier cette imposture, les imposteurs
n'hésitent pas à montrer en spectacle tous les opprimés de la Terre, usant
savamment de tous les nouveaux médias capables de toucher au plus profond en
tout temps et en tout lieu, dans le seul but de faire passer leur agenda
politique qu'ils ont baptisé Progrès pour l'occasion.
Il y a maintenant bien longtemps que j’ai arrêté
d’accompagner les hommes. Je me suis arrêté, tel un compagnon fidèle regarde
s’éloigner ceux dont il a guidé les pas, mais qui ne s’aperçoit de rien et
continue son chemin. Mon œil bienveillant est maintenant rempli de larmes, du
fait de mon impuissance. Je crie pour essayer de les ramener à la raison. Je
peux voir d’ici le ravin au loin, mais eux ne le voient pas et continuent
d’avancer, croyant accomplir mon oeuvre alors qu’il scelle son destin. Mais
j'ai toujours l'espoir, issu de ma longue expérience, que ceux qui me cherchent
vraiment sauront me trouver à temps... à savoir au fond de leur cœur.
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