Trois jours, trois angles de vue sur cette question
des hauts revenus qui déchaîne les passions : le mérite, la morale, le système. Un vrai
casse-tête pour la République qui promeut la réussite sociale par le mérite
tout en luttant contre les inégalités. Sportifs, managers d’entreprises, rentiers,
ils représentent une part infime de la population mais leurs revenus suscitent de
nombreuses critiques et réactions. Le temps médiatique offre des cris du cœur,
des réactions indignées, sans profondeur. Je vous propose une analyse froide et
plus complète sur une vraie question de société.
système politico-médiatique aime les coupables, les victimes, et les
boucs-émissaires. Cela met le projecteur sur les individus, et oublie d’aborder
la question du système – à l’exception des héritiers du marxisme certes. Par
système, j’entends notre système politique et économique libéral décliné sous
forme de démocratie et d’économie de marché.
L’existence de très hauts revenus dans nos sociétés renvoie avant tout au
système du marché. Le travail est un bien/service comme un autre, c'est-à-dire
échangé sur un marché, et le prix qui résulte de la rencontre entre l’offre et
la demande détermine le niveau de salaire. Le marché du travail est une
composante de l’équilibre général des prix censé traduire l’allocation optimale
des ressources dans une économie où les marchés sont dits
« parfaits ».
Mais le système n’est pas qu’une réalité autonome et opaque, il reflète
aussi la croyance ou la foi que la société a dans le mécanisme de marché en
général. Le marché est au fond le meilleur moyen, ou le moins mauvais, que nous
ayons trouvé pour nous accorder dès qu’il y a échange afin de satisfaire toutes
les parties d’une transaction. Pour les salaires c’est la même chose : y
a-t-il un meilleur moyen de définir le salaire juste qu’un accord satisfaisant
entre cette personne et celui qui a besoin d’elle ? La tension sociale
actuelle liée à cette question en est à tout le moins une certaine remise en
question.
Considérons d’autres solutions. L’une, avancée pendant la campagne
présidentielle actuelle, consisterait à taxer quasi intégralement l’excès de
salaire, c'est-à-dire ce qu’il y a au-delà de la limite
« acceptable » telle qu’elle aurait été définie par le régulateur. Une
autre, aussi à la mode, prévoirait la limitation légale des salaires en
fonction d’un écart relatif acceptable entre le salaire minimum et maximum (on
parle souvent d’un écart de 1 à 20). Puis on peut imaginer d’autres mesures
plus ou moins contraignantes et pleines d’innovation pour limiter les écarts de
revenus indécents, et motivées moins par la morale que par la justice, dans la
mesure où elles seraient imposées par le législateur dans le but d’améliorer le
bien-être social.
Ces solutions rencontrent néanmoins une limite majeure, relevant de la
difficulté de définir la « limite acceptable », motivée par les convictions
personnelles ou parfois idéologiques : un effet désincitatif. Une trop
forte taxation, dans un environnement international compétitif, mène à une
fuite des talents et du patrimoine, ainsi qu’à un manque d’attractivité qui
résultent in fine en un déficit de capital financier, physique et humain pour
un pays, ainsi qu’en un manque à gagner d’impôts. Le risque est grand de voir
ce type de mesures détruire au final plus de bien-être social qu’elles n’en
créeraient. La capacité du législateur à lutter contre les injustices liées aux
niveaux de revenus est fortement limitée par cet effet désincitatif, ce qui
laisse penser que nos systèmes libéraux consacrent la possibilité de gagner des
salaires sans limite.
Je pense même qu’il s’agit là d’un pilier de notre système, d’une nécessité
(d’un mal nécessaire ?), et ce pour deux raisons :
- - Le
système politique démocratique tient notamment sa légitimité du système
économique libéral qui l’accompagne et qui permet la prospérité économique. Stabilité
politique et prospérité économique sont intimement liées, regardez l’Histoire,
et le moteur de cette prospérité est la croissance. Or il n’y a pas de croissance
sans innovation, et pas d’innovation sans incitation. Et la première des
incitations est de permettre à quelqu’un de profiter du fruit de ses idées et
de son travail. Mettre des barrières légales contraignantes à la rémunération contribuerait
à enrayer cette dynamique. Un système économique en déficit d’innovation est un
système en crise, et cela peut aller jusqu’à menacer la stabilité politique
d’un pays. Vous allez objecter que la limitation du salaire de Ribéry n’aurait
aucun effet sur l’innovation et la croissance, ce en quoi vous auriez
raison ; mais imaginez si une telle loi (devant laquelle nous sommes tous
égaux) devait s’appliquer à tous, l’effet agrégé ne serait pas sans
conséquences, et le manque à gagner en termes d’innovation est facilement
identifiable bien que presque impossible à mesurer. C’est cette raison qui
explique l’ « effet désincitatif ».
- - Le
système libéral, comme son nom l’indique, est fondé sur le principe de liberté,
et en posant les fondements de l’égalité devant le droit, et, si possible, de
l’égalité des chances, laisse à chacun la liberté de choisir son propre
bonheur. La poursuite du bonheur est même un droit inaliénable explicitement
formulé dans la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis. Cela laisse à chacun le loisir de définir son
propre bonheur, y compris si c’est un bonheur matérialiste, qui consiste à
accumuler un maximum de richesses. Au fond, s’ils sont heureux comme ça, tant
mieux pour eux, tant qu’ils n’ont volé cet argent à personne. La richesse n’est
qu’une forme d’expression de la liberté.
Le système et ses fondements ne peuvent être négligés quant on en vient à
aborder la question des très hauts revenus, et il faut prendre garde à ce que
des mesures bien intentionnées ne conduisent pas à la lente implosion de notre
système politico-économique. Au fond, les deux seules solutions « systémiques »
sont les suivantes :
- - Changer
le système, bien que toutes les difficultés que cela comporte et les paramètres
trop nombreux à prendre compte rendent une telle entreprise certainement
irréalisable
- - Utiliser
le système à bon escient, en trouvant le niveau d’impôt optimal qui permette
une redistribution maximale tout en limitant le plus possible les effets
pervers. C’est un choix pragmatique certes, mais peu révolutionnaire. Cela peut
consister aussi à lutter contre les « dérives » du système, en
renforçant la transparence partout où il y a des hauts revenus en jeu.
Il ne faut pas l’oublier, les très hauts revenus, malgré leurs dimensions
symbolique et médiatique importantes, ne sont au fond qu’un phénomène limité qui
ne concerne que quelques milliers de personnes dans un pays qui en compte 65
millions. C’est un phénomène que nous devons accepter, tout simplement car la
raison d’être de l’Etat ne lui permet pas d’agir à l’encontre du bien-être
social pris dans son ensemble. Nous
devons recentrer le débat non pas sur combien d’argent est gagné mais sur ce
qui est fait de cet argent, afin d’encourager ces nouveaux riches à utiliser
cet argent de la manière la plus bénéfique pour la société.
Le phénomène des très hauts revenus est un réel défi
pour la République, prise en étau entre les fondements de son système
économique et social et la tension sociale qui résulte des inégalités. Je l’ai
analysé sous le prisme du mérite, de la morale et du système, mais j’aurais très
bien pu leur substituer les trois principes de notre devise Républicaine. Car
si la question des hauts revenus est un combat à mort entre la Liberté et
l’Egalité, la solution durable à ce dilemme républicain viendra de la
Fraternité. Ce débat est sans doute l’occasion de réhabiliter cette valeur
républicaine, qui, héritée de l’angélisme révolutionnaire de 89, avait été
placée dans un reliquaire, à l’ombre des deux autres. C’est le moment ou jamais
de la revaloriser, elle aura un rôle crucial à jouer à l’avenir dans la
préservation du lien social.
2 commentaires:
Dommage que ce sujet ne passionne pas les foules, pourtant il revient régulièrement dans l'actualité au gré des secousses de notre système économique mondialisé.
Personnellement je crois qu'un équilibrage du système ne pourrait venir que de notions subjectives, faisant appel à des valeurs qui semblent hors champ du monde économique: raison, intérêt général, équilibre, vision à long terme, décence, morale, sens des réalités, etc.
Par exemple revenir, comme dans les années soixante à un ratio de un à vingt entre les plus bas et les plus hauts salaires, serait une décision de bon sens. Et qu'on ne vienne pas me dire qu'à ce tarif là les décideurs seraient lésés! Il est intéressant de noter que le ratio entre un soldat de base et le chef d'état-major des armées est environ de un à quinze (le CEMA ne bénéficiant d'ailleurs pas, de façon étonnante, du meilleur salaire de la Défense....).
S'ils ont vraiment l'âme de chefs, décideurs, entrepreneurs responsables, leur honneur est d’œuvrer au mieux pour la collectivité et non pas de s'en mettre plein les poches. SERVIR et non pas se servir!!! Revenir aux grands principes de base n'est jamais mauvais.
Impossible à réaliser dans le contexte actuel, me direz vous.
Là aussi, rien d'impossible quand la détermination est réelle.
Tout d'abord il existe au moins un exemple (il y en a certainement d'autres....) de grand patron qui a refusé un salaire déraisonnable/
http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Gallois
De plus d'autres causes qui semblaient vouées à l'échec dès le départ ont finalement abouti: je pense par exemple à l’interdiction des mines antipersonnel par la convention d'Ottawa. Dieu sait que ce n'était pas gagné d'avance; mais la synergie créée par une cause juste, l’indignation générale, une campagne de lobbying bien organisée et bien ciblée, l'appui des média, de beaucoup d'associations, puis finalement de certains gouvernements a permis d'arriver au résultat recherché.
Je ne vois pas pourquoi il ne pourrait en être de même pour le sujet qui nous préoccupe. Et la France qui cherche actuellement une cause qui pourrait de nouveau lui donner un rôle à l'échelle planétaire s'honorerait à initier ce débat.
Je suis persuadé que par "effet boule de neige" beaucoup de très riches en arriveraient soit à diminuer leur salaire soit à utiliser une partie de leur argent pour aider les plus démunis au lieu de se payer des salles de bain en or.
Le Pipo.
Le problème c'est qu'il y a aussi une dimension que je n'ai pas abordée dans l'article et qui a aussi son importance, c'est qu'il est toujours préférable pour un pays de se constituer une classe de gens riches "nationaux", plutôt que de les dépouiller et ainsi exposer tout le patrimoine national aux Qataris, Saoudiens, Américains etc.
Parce que s'il s'agit de moins payer les managers pour payer davantage les actionnaires qataris ou n'importe quel hedge fund, ça ne vaut pas le coup de se faire chier ; avoir des riches en France, c'est aussi se constituer une base d'investisseurs et de Mécènes plus stables et globalement plus soucieux des problématiques sociales françaises (j'ai bien dit globalement).
Là où je suis d'accord avec toi, c'est que si solution il y a, elle doit être mondialisée... Sinon, hormis se tirer une balle dans le pied, cela n'aurait pas de sens, et il y aurait bien plus à perdre qu'à y gagner.
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